Facebook pourra régner sans partage sur le royaume numérique des morts

Facebook vient de rendre plus dynamique, c’est un euphémisme, la manière dont on pourra gérer les profils et comptes des proches décédés : depuis 2015, on pouvait déjà désigner un légataire de son compte Facebook en cas de décès. Celui-ci pourra désormais quasiment le gérer comme le regretté défunt, et même répondre aux demandes d’amis. Il ne pourra toutefois pas envoyer des demandes pour devenir ami (ni d’ailleurs enlever des amis)… Ouf !

Etant donné le nombre d’utilisateurs de son réseau, qui tous mourront bien un jour, Facebook risque cependant d’être dépassé par les événements d’ici quelques dizaines d’années, à moins qu’il soit assez malin pour planifier la masse de décès à venir. Car en plus de gouverner les relations sociales de milliards d’êtres humains, Facebook pourra, s’il s’y prend bien, régner sans partage sur le royaume (numérique) des morts. Trente millions d’utilisateurs de Facebook viennent déjà se recueillir tous les mois sur la tombe numérique de personnes décédées.

Il n’y avait jamais eu jusqu’ici de projection du nombre de morts qui hanteront les réseaux sociaux d’ici à 2100. C’est désormais chose faite (« Are the dead taking over Facebook ? A Big Data approach to the future of death online », Carl Ohman and David Watson, Big Data & Society, January – June 2019). Dans cette étude, les chercheurs envisagent deux scénarios extrêmes qui établissent un plancher et un plafond, tous les deux un peu morbides, du nombre de trépassés sur Facebook.

Le premier scénario part de l’hypothèse que Facebook n’a plus acquis de nouvel utilisateur à partir de 2018, ce qui fournit de fait une estimation basse du volume de profils décédés. Dans un second scénario, plus proche du domaine du possible, Facebook continue à prospérer avec une croissance de 13 % par an.

Un jour, il y aura plus de morts que de vivants sur Facebook

Dans le premier cas, entre 2018 et 2100, 1,4 milliard d’utilisateurs auront trépassé (soit 98 % des utilisateurs de 2018). Le pic apparaîtrait en 2077, avec 29 millions de décédés pour cette seule année. La barre du milliard de décédés serait franchie en 2079. Un jour, donc, il y aurait plus de morts que de vivants sur Facebook, un scénario possible, sauf si un concurrent de Facebook voit le jour et rend ce dernier désuet du jour au lendemain.

Dans le second scénario, le nombre de morts exploserait forcément avec le temps sans toutefois dépasser le nombre de vivants avant 2100. Mais il y aurait tout de même 4,9 milliards de profils mortuaires d’ici là. C’est quelque part au XXIIe siècle qu’apparaîtrait la parité entre morts et vivants.

La réalité se situe évidemment entre ces deux extrêmes. La vérité, c’est surtout que Facebook va d’ici le milieu du siècle devoir gérer le profil, les données et l’héritage numérique de centaines de millions de personnes, c’est-à-dire de l’humanité ! Facebook n’est d’ailleurs pas le seul : tous les autres réseaux sociaux, de Twitter à Linkedin, seront confrontés au même défi.

Héritage numérique, bien commun ou propriété de Facebook ?

La question qui se pose est donc : cet héritage numérique doit-il devenir un bien commun, ou rester la propriété de Facebook ? Les historiens, à commencer par eux, ne nous pardonneraient pas que ces données, qui représenteront une ressource essentielle pour comprendre notre siècle, deviennent inaccessibles.

Leur préservation sera un défi. On croit à tort que, sous forme numérique, les données se conservent parfaitement et indéfiniment. Mais la technologie change et le format des fichiers évolue, de telle sorte que des archives numériques devront être continuellement entretenues et restaurées ! Cela coûtera de l’argent et Facebook, même s’il est prêt à léguer cet héritage, ne le fera pas gratuitement.

La valeur d’une donnée numérique, d’un mort de surcroît, n’est pas qu’économique : elle acquiert un surplus de valeur sentimentale, religieuse, esthétique, historique. Selon le pays ou le continent, ces valorisations seront différentes. Or aujourd’hui, ce ne sont ni les utilisateurs, vivants ou morts, ni les autorités politiques ou religieuses qui déterminent comment les données de ceux qu’ils représentent sont gérées. C’est Facebook. On a déjà vu éclater des conflits ethniques ou religieux pour moins que cela !

Pour la société commerciale qu’est Facebook, une bonne raison de garder les données des morts est de maintenir le trafic qu’elles génèrent. Sans quoi ses actionnaires le pénaliseraient de garder des données inutiles dont le volume va enfler. Or le Réglement général sur la protection des données (RGPD) n’a pas prévu le consentement des morts : rien n’empêche donc Facebook d’utiliser leurs données pour des buts qui seraient plus difficilement atteignables s’il fallait obtenir le consentement des vivants. Des morts récents ne sont pas tellement différents des vivants quant à la qualité et la pertinence de leurs données…

Et si Facebook s’abstient d’exploiter les données des morts, leurs profils font toujours office de tombes numériques, qui attirent du trafic… Certes, Facebook a enlevé les publicités des profils de personnes décédées, mais c’est bien la moindre des choses. Quand bien même arriverions-nous à mettre en place un cadre éthique pour préserver les héritages numériques en toute dignité et en fonction des sensibilités religieuses, morales et sentimentales, encore faudra-il tenir compte des différences géographiques : l’Asie ne considère pas ses morts de la même façon que l’Occident ou l’Afrique. Facebook doit en tout cas se préparer à devenir le premier entrepreneur numérique de pompes funèbres…

Charles Cuvelliez (Professeur à l'Ecole polytechnique de l'Université libre de Bruxelles).

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *