Farouche concurrence avec les Etats-Unis en Irak

Dix mois après la chute de Mossoul, la dynamique militaire de Daech en Irak est non seulement contenue, mais amoindrie. Seulement, si Daech montre des signes de faiblesse en Irak et dans une moindre mesure en Syrie, plusieurs mouvements djihadistes ont porté allégeance à l’organisation, en Libye, au nord du Nigeria (Boko Haram), en Egypte, en Afghanistan et au Pakistan. Des cellules se réclamant de Daech existent en Arabie saoudite, au Yémen, en Turquie. En vérité, il ne s’agit pas d’une Internationale daechi, mais plutôt d’une identification aux modes d’action de l’organisation en Irak et en Syrie.

La « décrue » du djihadisme en Irak ne signifie pas encore sa déroute. La question de l’après-Daech est plus que jamais d’actualité, au point qu’elle semble avoir ces derniers jours pris la place du conflit lui-même.

Malgré le rapprochement conjoncturel entre Téhéran et Washington pour faire face à Daech en Irak, les deux protagonistes n’ont jamais sous-estimé la concurrence à venir pour stabiliser leurs zones d’influence de l’après-conflit.

Les Etats-Unis veulent certes se débarrasser de Daech, mais ils ne souhaitent pas livrer l’Irak à l’Iran. Ils acceptent néanmoins la frontière actuelle de leur influence. Voilà pourquoi la campagne médiatique et les pressions politiques contre les milices chiites se développent à grande échelle.

Les Américains continueront probablement à aider l’armée irakienne, même si elle est mêlée ici et là aux milices chiites, et quelquefois même appuyée par la présence de militaires iraniens, car elle reste trop faible pour mener une contre-attaque de grande échelle, libérer des territoires et surtout les tenir, dans des zones où la population sunnite est loin d’être acquise, d’autant que cette guerre est très coûteuse en vies humaines de part et d’autre.

« Faut-il armer Daech ? »

Cependant les Américains n’iront pas jusqu’à livrer bataille aux côtés de Qassem Soleymani (chef de la force Al-Qods du corps des Gardiens de la Révolution, qui a pour vocation d’agir à l’étranger), comme l’ont montré dernièrement les événements de Tikrit. Soleymani s’est d’ailleurs retiré ces derniers jours de la ville avec ses conseillers.

Au niveau régional, les Américains font pression sur l’Iran pour lui imposer des limites : en Irak, les deux pays s’entendent au point de paraître parfois complémentaires ; les Etats-Unis préfèrent observer la scène syrienne (où Iran et Hezbollah soutiennent le régime en place) et pourraient à terme faire pression sur Bachar al-Assad pour opérer une transition.

En revanche, ils soutiennent l’Arabie saoudite et ses alliés dans le conflit yéménite, freinant l’avancée des rebelles houthis soutenus par l’Iran. Sur le plan diplomatique, les négociations sur le nucléaire n’en continuent pas moins dans un climat qualifié par Washington de globalement positif.

La position de la Maison Blanche est loin d’être partagée par tous les centres de pouvoir aux Etats-Unis, où un certain courant parie sur une guerre longue impliquant l’Iran, et pose une question du dernier cynisme, exprimée récemment par l’éditorialiste du New York Times : « Faut-il armer Daech ? », dans le but d’épuiser et d’enliser l’Iran en Irak et au Proche-Orient. Et d’ajouter naïvement que la condition du soutien américain à la guerre contre Daech est « un Irak totalement débarrassé de la tutelle iranienne », chose que Washington ne peut ni ne souhaite faire en l’état actuel.

Le sort des Arabes sunnites dépend des zones de conflit et des forces en présence. Les notables sunnites installés dans la zone verte de Bagdad attendent le dénouement de la situation pour monter dans le train des vainqueurs et choisir leur allégeance politique. A Erbil (Kurdistan irakien) comme à Amman en Jordanie, on s’appuie sur les craintes et la désillusion des Arabes sunnites pour les mobiliser contre les chiites.

Les milices tribales (le sahwa, rappelé dès la fin 2013 à Ramadi) peuvent espérer au niveau local une intégration aux meilleures conditions lors de l’après-conflit, avec notamment leur insertion dans le projet de garde nationale. Reste enfin le groupe peu nombreux de ceux qui sont liés aux milices chiites. Quant au gros de la population arabe sunnite, marginalisée, humiliée et mal représentée, il vacille entre retrait et désespoir ou pacte avec le diable (Daech), dans un conflit dont il sait d’avance qu’il sera le premier perdant.

Plusieurs scénarios

Ce qui se passe en Irak (et aujourd’hui au Yémen) est dans une large mesure une guerre d’influence et de contrôle dans laquelle les Irakiens dans leur pluralité sont plus souvent les objets que les sujets. Plusieurs scénarios sont envisageables après la neutralisation de la menace de Daech :

– De nouvelles frontières peuvent être tracées dans le sang : conflit Erbil-Bagdad concernant les zones disputées, mais aussi conflits Arabes-Kurdes, voire inter-Kurdes (les médiations américaine, iranienne et turque tendent à éviter ce schéma). L’Irak ne connaît pas que des conflits ethniques ou confessionnels, comme on le dit souvent par raccourci essentialiste ; en cas de défaite irréversible, le pays connaîtra certainement une déflagration plutôt qu’une division espérée voire encouragée par tels ou tels.

– Un renforcement de la centralisation de l’Etat sous domination chiite (option peu réaliste étant donné que les Américains, les Kurdes, les Arabes sunnites et la plupart des Etats de la région la combattent depuis 2003 : elle reviendrait à livrer l’Irak sur un plateau aux Iraniens).

– Le maintien du statu quo avec un pouvoir ethno-confessionnel tripartite (chiite, sunnite et kurde), pouvoir qui a d’ailleurs lamentablement échoué.

La configuration la plus probable, celle du compromis garantissant l’équilibre des forces et la stabilisation du pays, et qui sera favorisée autant par les Etats-Unis que par l’Iran, consistera en un règlement économico-politique du conflit Erbil-Bagdad, en l’établissement d’un pouvoir central consolidé mais inclusif, et en une décentralisation qui donnera les moyens de leur gouvernance et de leur sécurité aux provinces.

Hosham Dawod, anthropologue au CNRS, directeur scientifique du programme « Crises des sociétés, crises d’Etats » à la Fondation Maison des sciences de l’homme.

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