Faut-il vraiment réguler les agences de notation ?

Toute l'ambiguïté des agences de notation tient à ce qu'elles tirent leur fonds de commerce de deux rôles irréconciliables, dont chacun pris séparément s'inscrit pourtant dans le jeu démocratique, mais dont la juxtaposition est source de tous les maux et de toutes les incompréhensions.

D'une part, les agences de notation s'inscrivent dans la tradition revendiquée de la liberté d'expression, consubstantielle à la démocratie. Les agences ne présentent les notes qu'elles attribuent que comme de simples opinions. En revanche, difficile de fidéliser le lecteur quand le contenu est indigeste et le style inepte. Comment alors expliquer la manne fabuleuse raflée par les agences au cours des dix dernières années à l'aune du faible intérêt de leurs analyses et de l'impéritie de leurs prévisions ?

L'explication est simple, elle tient au second rôle des agences, beaucoup moins concurrencé : celui de régulateur privé de fait, prélevant une rente lucrative sur la majeure partie des opérations d'appel aux marchés de la dette, au nom d'une délégation tacite de service octroyée par les régulateurs publics. En Europe comme aux Etats-Unis, les réglementations prudentielles, souvent inscrites dans les textes, rendent contraignant ou simplement rentable pour un grand nombre d'institutions financières de recourir aux notations des agences. En somme, les instances de régulation ont confié le boulot aux agences et l'ensemble des acteurs financiers s'est contenté de faire le service minimum, malgré la supériorité écrasante des moyens à leur disposition face aux quelques centaines d'analystes dont disposent les plus grandes agences.

Aujourd'hui, les agences ont beau jeu de décliner une responsabilité qu'elles n'ont ni officiellement réclamé ni explicitement accepté. Semblables à ces milliardaires américains qui réclament qu'on les impose davantage, les agences se disent d'ailleurs officiellement favorables à ce que le régulateur fasse retirer la référence à leurs notes de l'ensemble des textes réglementaires. Mais, dans le même temps, la Banque centrale européenne, de grandes institutions européennes et la dernière mouture de la proposition de réforme du risque bancaire continuent de rendre incitative la référence aux notes, en y liant le coût du capital des banques. Pourquoi cette schizophrénie ?

La cacophonie des régulateurs chargés d'assainir le système financier européen et de purger les agences s'explique en partie par leur incapacité à saisir la nature hybride des agences et à prendre un parti. Au fond, le seul argument qui devrait asseoir ou ruiner la fortune des agences, nourrir leur pouvoir et son éventuelle mise en cause, devrait être la qualité de leur opinion et celle de leurs analyses.

Si les notes étaient utilisées pour ce qu'elles devraient être, alors on pourrait enfin remarquer que, dans la crise souveraine qui sévit depuis deux ans en Europe, les agences n'ont jamais fourni la moindre opinion originale par rapport aux autres sources d'information, notamment les marchés financiers. A chaque fois, la défiance des investisseurs, qui notent avec leur argent comme on vote avec ses pieds, aura précédé la dégradation des agences, suivies de peu par la mise en place d'un ultime plan de sauvetage par les pouvoirs publics.

La réglementation des agences, ou plutôt leur dé-prescription par nos régulateurs, doit permettre qu'enfin elles bénéficient ni plus ni moins de la liberté de la presse. Alors, sans que nos régulateurs aient besoin de s'en mêler, leurs clients pourraient choisir s'ils préfèrent le New York Times ou Le Monde. C'est cela qu'il faut créer : un environnement propice à l'expression de points de vue contradictoires. Si l'information est un bien public, la dissension aussi. Dès lors que le terrain de jeu, ou celui de l'affrontement, aura été ramené à ses frontières légitimes, celles du débat d'opinion. Les agences mastodontes s'affronteront sur certains marchés aux agences microscopiques à l'expertise pointue et, partout, aux autres convoyeurs d'analyses et d'information : la presse générale et spécialisée, la recherche industrielle et universitaire.

Mais dans la crise profonde du système financier, c'est le fonctionnement de l'ensemble des acteurs du marché qui pose question. Il faut imposer aux banques une obligation de moyens dans la gestion de leur risque. Qu'elles utilisent le contenu de l'analyse des agences s'il est pertinent, mais aussi celui de leurs concurrents plutôt que les notes de l'une des agences, choisie au hasard ou, pis, à proportion de l'innocuité de ses avis.

Les réformes réglementaires en cours n'en finissent pas de ne pas choisir entre les deux voies antithétiques qui consistent soit à débrider la concurrence en levant les barrières à l'entrée, soit à renforcer le processus de validation des notations qui amplifie du même coup leur statut réglementaire. Il est éventuellement possible de défendre chacune des deux voies - faire des agences de simples pourvoyeurs d'opinion ou en faire des agents contractuels des autorités de supervision des marchés financiers -, mais pas de poursuivre les deux à la fois.

A cet égard, la lecture convenue du conflit d'intérêts des agences du fait de leur mode de rémunération est trompeuse et superficielle. Les grandes universités américaines, ruineuses et opulentes, utilisent d'ailleurs une grille de notation alphabétique très semblable à celle des agences. Payer pour être noté, ce n'est pas forcément biaiser la note. D'ailleurs, les Etats paient rarement pour leurs propres notes, souvent fournies "gratuitement" par les agences de notation. Comment dès lors reprocher leur partialité aux agences ?

Tout modèle suscite ses conflits d'intérêts. Comment imaginer qu'une agence de notation publique serait crédible lorsqu'elle livrerait son analyse d'un pays qui fait l'objet d'un plan de sauvetage ? Qui a oublié le fiasco des stress tests publiés au début de l'été et censés rassurer les marchés en prévoyant le pire, mais sans oser envisager le moins improbable, le scénario de défaut d'un Etat membre, la Grèce par exemple, parce que cela n'aurait pas convenu, en pleine négociation d'un plan de restructuration "volontaire" de sa dette ?

Et qui prête quelque crédit à l'agence de notation chinoise, dont les analyses innovantes peuvent convaincre lorsqu'elles concernent les Etats-Unis ou la France, mais prêtent à sourire lorsqu'elles touchent à la Chine (seule titulaire de la meilleure note mondiale) ?

Oui, tout le monde a ses conflits d'intérêts. Mais tous n'ont pas les mêmes. Au risque de paraître me contredire, je ne trouve pas l'idée d'une agence de notation publique absurde. Nos régulateurs doivent viser à créer les conditions d'une concurrence aussi dure mais aussi saine que possible sur le marché de l'opinion, en ne validant aucune des opinions mais en redonnant toute leur responsabilité à ceux qui utilisent ces opinions.

La Commission européenne a reporté sine die, le 15 novembre, le vote d'une proposition de Michel Barnier, commissaire européen au marché intérieur, visant à suspendre la notation souveraine des pays ayant requis une aide internationale ou dont la notation accentue l'instabilité des marchés.

Par Samuel Didier, analyste senior d'une grande agence de notation en Europe.

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