Le gouvernement britannique fait circuler depuis quelques jours des documents alarmistes sur les conséquences juridiques d’un Brexit sans accord. Pourtant, un Brexit sans accord aurait pour seule conséquence que «les traités cessent d’être applicables» (art. 50 § 2 TUE). C’est-à-dire uniquement les deux traités fondateurs de l’Union européenne (UE). Aucun autre.
Bien évidemment, en cessant d’être membre de l’UE, le Royaume-Uni ne sera plus lié par les traités conclus par l’UE; sauf s’il y est lui-même partie. La pratique des engagements internationaux de l’UE a fait émerger une catégorie originale d’accords (dits «accords mixtes»), auxquels sont parties, outre un ou plusieurs Etats tiers d’un côté, l’Union européenne et ses Etats membres de l’autre. En d’autres termes, le Royaume-Uni en tant qu’Etat est une partie contractante à tous ces accords mixtes, et le restera en cas de Brexit sans accord. Parmi ces accords mixtes figure l’Accord sur l’Espace économique européen (EEE), duquel le Royaume-Uni est une partie contractante.
Le Brexit est une aventure en terres inconnues. Diplomates, politologues, économistes ou juristes n’ont ni précédent ni cadre théorique établi pour évaluer et analyser la situation. Si l’art. 50 autorise un Etat membre de l’UE à la quitter en toute légalité, les conséquences juridiques d’un tel départ sont loin d’être précisées, ou même identifiées. Il en résulte des controverses entre experts, et des déclarations d’acteurs politiques, en tous sens et invérifiables.
Quoi qu’en dise Juncker
Ce qui est pourtant certain, c’est que si le Brexit se produit sans accord, ce sera le droit international, et non plus le droit de l’UE, qui s’appliquera aux relations entre le Royaume-Uni et l’UE. Le droit international général (coutumes, principes généraux) et surtout les traités internationaux auxquels tant le Royaume-Uni que l’UE sont parties. Le droit international des traités privilégie le respect des engagements internationaux et restreint en conséquence les possibilités pour un Etat de se délier d’un traité. Bien sûr, il se peut que les dispositions du traité lui-même le prévoient; ainsi l’Accord sur l’EEE prévoit, à son article 127, que toute partie peut s’en retirer, moyennant un préavis d’une année. Le Royaume-Uni pourrait donc le faire, mais il n’y est pas obligé.
Autre hypothèse, on pourrait considérer que le fait que le Royaume-Uni soit devenu partie à l’EEE était indissociablement lié à son statut d’Etat membre de l’UE, et que donc son changement de statut – puisqu’il ne sera plus membre de l’UE – rend le traité inapplicable. Cette situation pourrait-elle être qualifiée de «changement fondamental de circonstances» selon le droit international? Ce cas de figure n’est pas une clause «automatique» d’extinction d’un traité, mais peut être invoqué par l’une des parties à un traité. La pratique internationale de mise en œuvre de cette clause du changement fondamental de circonstances est très restrictive. Ainsi, dans un arrêt de 1997, la Cour internationale de justice considéra que la fin du communisme (entre autres arguments) ne constituait pas une raison suffisante pour que la Slovaquie puisse se délier d’un traité de 1977 avec la Hongrie. Le Brexit est-il un changement plus fondamental que la fin du communisme en Europe?
Ainsi, malgré les arguments avancés par certaines autorités, comme le président Juncker ou un ancien président de la Cour AELE, il est selon nous certain que le Royaume-Uni restera partie à l’EEE. Pourrait-il pour autant «changer de côté» et devenir un Etat non membre de l’UE partie à cet accord? Rappelons qu’il n’est pas ici question de succession ou d’adhésion; la qualité de partie à l’EEE est déjà acquise; il suffit de déterminer les conséquences juridiques de son retrait de l’UE sur la mise en œuvre de l’EEE.
Pas de «trou noir juridique»
L’Accord EEE ne prévoit pas cette hypothèse. Cependant, nous avons le précédent de trois Etats – l’Autriche, la Finlande et la Suède – qui sont devenus parties à cet accord en tant qu’Etats membres de l’AELE, et qui le sont restés, sans modification de l’Accord et sans nouvelle adhésion de leur part – contrairement à ce que semble prévoir l’art. 128 EEE – lorsqu’ils sont devenus membres de l’UE en 1995. Autrement dit, l’Autriche, la Finlande et la Suède ont «changé de côté», sans modification du traité ni nouvelle adhésion formelle. Lorsqu’il n’y a pas de règles écrites, les précédents peuvent se révéler importants; surtout quand ils ont été le fait des acteurs concernés.
Est-ce que pour autant cette solution juridique serait simple à mettre en œuvre? Certainement pas. Il faudrait que le Royaume-Uni, en tant que partie contractante à l’EEE, saisisse le Comité mixte et le Conseil mis en place par cet accord pour leur demander de trouver une solution (très vraisemblablement par le biais d’un protocole) aux difficultés particulières de mise en œuvre que posera sa nouvelle situation. Et comme les parties à l’accord sont engagées par celui-ci à «facilite[r] la coopération dans le cadre du présent accord» (art. 3 al. 3 EEE), et qu’à cette fin elles «prennent toutes mesures générales ou particulières propres à assurer l’exécution des obligations découlant du présent accord» (art. 3 al. 1 EEE), elles ont l’obligation de chercher une solution.
Tout cela n’est certes pas simple. Mais pas non plus le «trou noir juridique» que l’on nous présente.
Yuliya Kaspiarovich et Nicolas Levrat, Geneva Transformative Governance Lab, GSI, Université de Genève.