Fidel Castro ou le pire des ouragans

Fidel Castro vient de mourir. Quand il arriva au pouvoir, j’avais 5 ans. Dans quelques jours, j’en aurai 63. J’ai donc vécu toute la vie sous son ombre, gravitant autour de lui, me conformant en public et maudissant en silence, écrivant par métaphores, essayant de contourner la censure, évaluée à la mesure d’un homme qui avait fait de lui-même la mesure de toutes choses, me définissant pour lui ou contre lui, même après être sorti de Cuba en 2000. Dire «une vie entière à la merci d’un monsieur extrêmement têtu», c’est peu dire. L’adjectif têtu a une nuance plaisamment familière. Et je parle d’un homme qui n’admit aucune autre volonté que la sienne et bâtit un pouvoir absolu autour de sa personne. Avec la peur, toujours la peur, comme celle qu’éprouva pour toujours Virgilio Piñera (1) pendant la mythique réunion du Commandante avec les intellectuels à la Bibliothèque nationale, en 1961.

Machine à censurer

Je vis encore avec la peur, même si je ne pourrais préciser de quoi. En tant que dictateur, il eut plusieurs succès. L’un des plus importants fut justement d’éveiller la peur, concrète et non concrète, réelle et irréelle, la sensation que nous étions sans cesse contrôlés. Victimes du Big Brother qu’a si brillamment décrit Orwell, qui ne vécut jamais dans une société communiste (et j’ai la quasi-certitude que Fidel non plus n’a jamais lu 1984, la littérature ne l’intéressait que comme «arme de la Révolution»). Il arriva un moment où être surveillé ou pas devenait sans importance. L’important, c’était la sensation d’être surveillé. Etre surveillé, y compris par soi-même. Ce fut pareil avec la censure littéraire. Personne ne semblait décider que nous pouvions écrire ou pas. Ce n’était pas nécessaire. La machine à censurer fonctionnait seule, avec un nom terrible : autocensure. Il est inutile d’ajouter que cela ne valait pas que pour l’art. Il existait de la même manière l’autocensure domestique, celle qui n’a rien à voir avec le transcendant, mais tout avec la queue pour le pain ou à la boucherie (où l’on ne pouvait plus acheter de viande, ni presque rien).

Nous avons eu l’école gratuite, c’est vrai, mais on ne pouvait lire que certaines choses ; et en écrire, encore moins. «Dans la Révolution, tout ; contre la Révolution, rien.» Des mots qui rappellent douloureusement ceux de Mussolini : «Tout dans l’Etat ; rien hors de l’Etat.» Si on voulait lire l’Homme révolté de Camus, ou n’importe quel livre de Vargas Llosa ou de Cabrera Infante (obtenus par de dangereuses manœuvres de lecteurs passionnés), on devait les recouvrir avec soin, les cacher parmi d’autres livres. Un jour, une enseignante de l’université me découvrit en train de lire Qu’est-ce que la littérature ? de Sartre. Elle me pointa du doigt en disant : «Tu es en train de lire l’ennemi.» Par chance, une autre enseignante me défendit en disant : «S’il ne lit pas l’ennemi, comment pourra-t-il le réfuter ?»

Ce dont je ne suis pas sorti indemne, ce fut mon amitié avec Virgilio Piñera. C’était, dirent-ils, un homme néfaste, un «pervertisseur» de la jeunesse. On ne pouvait être que marxiste. Et une telle injonction est intéressante, au moment d’analyser une direction qui ne brillait pas vraiment pour ses qualités philosophiques, marxistes ou non. Si bien que nous parlions comme des marxistes, tandis que nous pensions à tout autre chose. Larvatus prodeo (2), a dit Descartes.

Vie imaginaire

Un autre grand succès de Fidel Castro fut de construire le mythe de la révolution avec les pauvres et pour les pauvres, et d’affronter les Etats-Unis. L’ennemi parfait : n’importe quelle erreur, n’importe quel désastre était à mettre sur leur compte. Cela séduisit définitivement la gauche divine. De telle façon que toute forme de dissidence était réprimée non seulement à Cuba, mais aussi partout ailleurs, car en plus la gauche (plus c’est élégant, mieux c’est) a toujours eu une influence morale sur l’intelligentsia. Personne (ou très peu) ne se demanda si nous étions libres ou si nous vivions correctement. Imaginant les robustes figures du réalisme socialiste, qui réalisa en quel monstre se transformait l’Homme nouveau ? Personne ne nous demanda si nous voulions sacrifier nos vies (les seules que nous avions, puisqu’on nous éduqua dans l’athéisme - un athéisme très religieux, un dieu se substituant à un autre) pour un futur lumineux où disparaîtraient les classes sociales et l’Etat. Personne ne nous demanda notre avis. Voulez-vous ou non être sauvés ? «Résistez !» me dit une universitaire nord-américaine en 1994, au pire moment de la dite Période spéciale en temps de paix. Et elle le dit, en plus, comme si nous avions eu le choix.

L’important n’était pas dans la vie réelle, mais dans la vie imaginaire. On misait, on mise encore, sur la seule fiction véritablement funeste, celle qui ne finit pas dans un livre, celle qui est fondée sur un récit impliquant le destin d’êtres humains réels, de chair et d’os, avec des désirs, des souhaits, des rêves. Comme dans la philosophie platonicienne, il y avait un monde des idées et un autre sans rapport avec lui, pas même en tant que réminiscence. Des rêves ? On ne pouvait en avoir d’autres que ceux que Fidel Castro nous obligeait à avoir. Ainsi, de même que lui depuis sa limousine réfrigérée, de même que les intellectuels de gauche depuis leurs belles maisons autour des campus des grandes universités, on nous jugeait merveilleusement contents du destin qui nous avait été assigné. «Nous sommes heureux ici» : un slogan pendant les années même où des milliers d’hommes et de femme risquaient leurs vies dans des embarcations de fortune et affrontaient avec l’énergie du désespoir les courants du golfe.

Nous étions supposés avoir obtenu la justice sociale, et peu importait qu’on nous eût divisés entre Caïn devenus Abel et Abel devenus Caïn. Peu importait qu’on manquât du plus élémentaire. Peu importait que les maisons fussent tombées en ruine, non pas à cause d’une invasion qui n’eut jamais lieu, mais par pénurie et par paresse. Peu importait la décomposition morale d’un peuple pour qui voler le nécessaire pour vivre devenait «résoudre» la vie. Le verbe voler acquit une tonalité de survie. Peu importait que, à force de n’avoir pas, nous n’eussions plus jusqu’au moindre projet de vie. Finalement, quelle importance a un homme, un groupuscule d’hommes, quand il s’agit de sauver l’humanité ?

Drapeaux et tambours

Dans ces conditions, pendant que le pays était dévasté et que nous nous surveillions les uns les autres, à quoi aspirions-nous ? A fuir. N’importe où. Echapper à l’ombre de Fidel Castro, cet homme qui vient de mourir et dont l’ombre a été (et reste) si longue. Symboliquement, j’ai appris la nouvelle pendant le «Black Friday», alors que j’étais en visite à Miami. J’ai vu les Cubains qui se sont réfugiés dans cette ville sortir dans les rues avec des drapeaux et des tambours, pour célébrer. Ils étaient dans leur droit. Moi, cependant, je n’avais pas le cœur à la fête. Non parce que m’aurait peiné cette mort, évidemment ; ni par générosité chrétienne, on le comprendra. Mais qui donc, au milieu du désastre, parmi les maisons effondrées, le pays rasé et ses habitants blessés, aurait l’idée de sortir pour fêter la fin du passage de l’ouragan ?

Par Abilio Estévez, ecrivain cubain. Dernier ouvrage paru : "l'Année du Calypso", Grasset, 2014. Prix du Meilleur livre étranger en 2000 pour "Ce royaume t'appartient". Traduit par Philippe Lançon.


(1) Ecrivain cubain persécuté, entre autres, pour son homosexualité. Lors de cette réunion, il se leva et, devant tout le monde, dit simplement : «J’ai peur.»

(2) «Je m’avance masqué.»

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *