Fidel, par-delà le Bien et le Mal

L’annonce de la mort de Fidel Castro, le 25 novembre, a ressuscité dans les médias internationaux les joutes usées jusqu’à la corde entre «pro» et «anti». Comme en 2006, lors de son renoncement au pouvoir, et comme en de nombreuses occasions au cours des dernières décennies (ainsi lors du voyage de Jean Paul II à Cuba en 1998, du procès Ochoa en 1989, de «l’exode» de Mariel en 1980 ou du soutien apporté par le régime cubain à la répression du Printemps de Prague par l’Union soviétique en 1968), chaque camp a sorti de ses tiroirs une partition bien connue et l’a souvent jouée avec virtuosité.

Avec plus ou moins de lyrisme, les premiers ont mis l’accent sur l’importance accordée par la révolution cubaine à un certain nombre de droits sociaux et sur la capacité de résistance du régime face aux multiples offensives de Washington depuis 1959. Avec plus ou moins de morgue, les seconds ont insisté sur le caractère autoritaire du régime, la répression des opposants, le culte de la personnalité, les logiques de conservation du pouvoir envers et contre tout et l’étouffement d’une société placée sous l’étroite surveillance de l’Etat et de ses Comités de défense de la révolution. Toute vision sur-idéologisée mise à part (d’un côté celle de Cristina Fernández de Kirchner en Argentine célébrant en Fidel «le dernier moderne», de l’autre celle des Cubains de Miami qui brûlaient déjà des effigies du Líder Máximo dans les années 60), il y a de fait une large part de vérité dans chacune de ces deux perspectives dont ont rendu compte, depuis longtemps, les bons historiens de la révolution cubaine. Rien de vraiment nouveau sous le soleil de La Havane mis à part le fait qu’on ne verra plus surgir à la télévision la silhouette efflanquée de Fidel dans son survêtement Adidas pas vraiment vintage et juste un peu ringard.

Le destin politique de Castro, mort 60 ans jour pour jour après que le Granma et ses 82 révolutionnaires eurent quitté les côtes mexicaines à destination de la plage de Niquero afin de lancer l’insurrection de la Sierra Maestra, mérite toutefois que l’on complexifie un peu l’analyse en tenant compte du contexte régional et du temps long de l’histoire cubaine dans lequel il s’inscrivit.

D’une part, si l’on crut bel et bien en un «modèle» cubain dans l’Amérique latine des années 60 et 70, c’est que les conquêtes de la révolution en termes d’accès à la santé et à l’éducation - pour ne citer que ces exemples - résonnèrent de manière bien particulière dans ce «tiers-monde» alors qu’elles relevaient déjà d’une forme de normalité politique et sociale en Europe occidentale. Ainsi, l’éradication de l’analphabétisme en l’espace de quelques années ne fut-elle pas exactement perçue comme un détail dans des pays comme le Brésil ou le Pérou où près de 40 % de la population âgée de plus de 15 ans ne savaient alors ni lire ni écrire. Même chose pour la chute spectaculaire du taux de mortalité infantile, passé de 80 ‰ dans la première moitié des années 50 à 15 ‰ à la fin des années 70 (soit le taux de la France en 1973) contre 61 ‰ en moyenne pour l’ensemble de l’Amérique latine. Si ces conquêtes prirent du plomb dans l’aile dans les années 90, lorsque cessa brutalement la perfusion économique soviétique, et en prennent encore actuellement du fait de la crise vénézuélienne (puisque le Caracas de Chávez s’est substitué à Moscou au tournant des années 90 et 2000), elles n’en demeurent pas moins très symboliques dans une Amérique latine qui a été le laboratoire des politiques néolibérales depuis le milieu des années 70, qui présente la triste caractéristique d’être la région la plus inégalitaire du monde et où, presque partout, les services publics de l’éducation et de la santé ont dépéri au point de ne plus être fréquentés que par les classes les plus défavorisées des sociétés.

D’autre part, on ne saurait comprendre la figure politique tutélaire qu’incarne Fidel Castro pour des générations de Cubains et de Latino-Américains sans revenir sur la matrice avant tout nationaliste de sa révolution. Dans le discours, ce nationalisme a d’abord pris la forme d’une dénonciation permanente de la mainmise nord-américaine sur Cuba depuis le début du XXe siècle, du bordel des Etats-Unis - entre casinos, drogue, prostitution et blanchiment d’argent sale - qu’était devenue La Havane dans les années 50 et de la nature ontologiquement contre-révolutionnaire de l’interventionnisme de Washington en Amérique latine - depuis le renversement du colonel Arbenz, démocratiquement élu, au Guatemala en 1954 jusqu’au soutien plus ou moins direct aux coups d’Etat instaurant les régimes de sécurité nationale (Brésil 1964, Uruguay et Chili 1973, Argentine 1976, etc.). Dans la pratique, la résistance victorieuse au débarquement de la baie des Cochons d’avril 1961 confirma le statut de Cuba comme «premier territoire libre de l’Amérique» et érigea Fidel en un Bolivar des temps modernes aux yeux d’une large part des opinions latino-américaines. Surtout, celui qui avait scellé son destin politique en juillet 1953 lors de l’attaque de la caserne de la Moncada a su capitaliser sur une tradition nationaliste bien différente à Cuba que dans le reste de l’Amérique latine. Alors que l’immense majorité des Etats de la région sont nés dans les années 1810 et 1820 en ayant tout à inventer en termes d’identité nationale, l’île à sucre de l’Espagne est demeurée en marge de la vague des Indépendances, et a vu mûrir lentement un nationalisme décolonisateur - incarné par la figure de José Martí, instrumentalisée à n’en plus finir par la révolution de 1959 - très comparable à celui que connaîtront, au XXe siècle, de nombreux Etats africains et asiatiques. Il y a de ce fait, dans la culture politique de Fidel Castro, quelque chose de comparable à celle de Hô Chi Minh qui fonde la particularité du nationalisme de la révolution cubaine et son improbable résilience jusqu’à nos jours - plus improbable encore, il faut bien le reconnaître, que celle du Nord-Vietnam en guerre contre la première puissance économique et militaire du monde.

C’est sans doute cette exceptionnalité qui a forgé la légende du fidélisme et qui explique, en partie du moins, les tensions entre l’aîné des Castro et Ernesto Guevara, ce dernier ayant privilégié l’internationalisme à l’aune d’une culture marxiste orthodoxe mais ayant disparu précocement en Bolivie dans une guérilla perdue d’avance. Diego Maradona le sait bien, lui, qui a réservé à l’une de ses jambes de feu - la gauche - le tatouage de Fidel en reléguant le Che sur l’un de ses inutiles biceps.

Olivier Compagnon, historien (Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et directeur de l’Institut des Hautes Etudes de l’Amérique latine.

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