Gastrodiplomatie : la guerre des cuisines à l’Unesco

Un couscous partagé en Tunisie, lors d'une manifestation en 2016. Photo Zohra Bensemra. Reuters
Un couscous partagé en Tunisie, lors d'une manifestation en 2016. Photo Zohra Bensemra. Reuters

La gastrodiplomatie est la propagande de la bonne chère à l’international. Utilisée depuis une vingtaine d’années par certains pays pour se construire une identité de marque à l’extérieur, elle a acquis un statut particulier au sein de la diplomatie culturelle à l’occasion de la création par l’Unesco, en 2003, de la catégorie «patrimoine culturel immatériel», une initiative ayant pour but de sauvegarder les connaissances et les savoir-faire remarquables de ses Etats membres.

Depuis lors, plusieurs Etats se sont lancés dans l’obtention de ce précieux sésame qui a tout l’air d’un passe-droit diplomatique. Avec «Le repas gastronomique des Français», la France a été le premier récipiendaire en 2010. Ce faire-valoir direct d’un nouveau genre se matérialise, aujourd’hui surtout, par la valorisation chaque année de la cuisine française dans toutes les représentations diplomatiques de la France sur les cinq continents au travers du concept d’influence Goût de/Good France.

Couscous belligène

En plus de pouvoir orienter les prises de décision, la gastrodiplomatie est, d’un point de vue géostratégique, un catalyseur du marché extérieur, notamment pour les filières alimentaires. C’est dire qu’elle offre, d’une manière ou d’une autre, des débouchés intéressants. Il va sans dire que des rivalités entre États peuvent naître. La cuisine serait-elle alors belligène?

Le couscous est le plat national du peuple berbère, un groupe ethnique de l’Afrique du Nord. Sa paternité a longtemps été source de conflit entre le Maroc, l’Algérie et la Tunisie. Et la sortie musclée d’Ahmed Ouyahia, Premier ministre algérien d’alors, à la Foire de la production nationale qui se tenait du 20 au 26 décembre 2018, a littéralement mis le feu aux poudres. Car avait-il, entre autres, lancé : «Notre couscous peut concurrencer le couscous marocain.»

Cette défiance, aux forts relents d’incident diplomatique, relancera ce qu’il est convenu d’appeler la «guerre du couscous». C’est à coups d’arguments archéologiques, historiques, sociologiques et même anthropologiques que chacun de ces Etats, y compris la Mauritanie, a tenté en vain de convaincre son vis-à-vis.

A la faveur des discussions engagées, les relations entre ces Etats amis ne reviendront à la normale que par la reconnaissance commune du couscous comme étant un plat magrébin. C’est sur la base de ce consensus que l’Algérie, le Maroc, la Tunisie et la Mauritanie vont soumettre un dossier commun le 29 mars 2019 pour inscription à la liste du patrimoine mondial de l’humanité. Si par cette initiative gagnante-gagnante la hache de guerre a été enterrée, une question, néanmoins, mérite d’être posée : l’Unesco est-elle un office de propriété culturelle ? Autrement dit, l’inscription d’un élément culturel immatériel à l’Unesco donne-t-elle droit à un titre de propriété ?

Blé, sorgho, millet, maïs…

Sacré meilleur couscous du monde à la 22e édition du concours Couscous Fest en Italie en 2019, le tièrè du Sénégal va susciter une vague de protestations sans précédent de la part de plusieurs internautes originaires des pays du Maghreb. Pour ces protestataires, le tièrè n’est purement et simplement pas du couscous à cause, tel que le mentionnent leurs différentes attaques, de son ingrédient principal «inapproprié», à savoir le millet ou le sorgho plutôt que le blé. La pomme de discorde est donc l’ingrédient phare ! Pour s’en convaincre, il suffit de constater que les Sénégalais, eux-mêmes, désignent le couscous par tièrè faas et tièrè marokèng, c’est-à-dire couscous de Fez et coucous marocain.

Certains Marocains avaient-ils donc raison de s’en prendre à d’autres Algériens ? Pas tout à fait. Car cette supposée paternité du couscous est également attribuée à l’Algérie sous d’autres cieux.

En effet, cette semoule de blé s’appelle, par exemple, couscous algérien au Cameroun ; l’adjectif utilisé sert, en effet, à apporter une différence avec le couscous fait localement. Oui, il existe un couscous camerounais. Contrairement au couscous et au tièrè, le couscous du pays de Roger Milla est une pâte culinaire à base de farine, de fécule ou de tubercule. Toutefois, le mot «boule», venant de la forme qu’elle a souvent lors du service, lui serait préférable. Il convient de rappeler au passage que le couscous dans la cuisine camerounaise correspond, quand il est fait avec de la farine de maïs, au nsima inscrit au patrimoine immatériel de l’Unesco en 2017 par le Malawi.

Tensions nationalistes

Une situation conflictuelle, pareille à celles décrites ci-dessus, pourrait également se reproduire avec le tièèbou dien (riz au poisson en wolof) dont le Sénégal a porté le dossier pour sauvegarde à l’Unesco début septembre 2020 selon Abdoul Aziz Guissé, directeur du patrimoine culturel. Créé par Penda Mbaye le siècle dernier, le riz wolof est, à la vérité, un emprunt culinaire, à savoir du riz pilaf revisité avec des ingrédients locaux.

Conscient de ce que son plat emblématique est source de rayonnement à l’international, Dakar envisage désormais de couper l’herbe sous le pied de tous les pays qui grappillent sa notoriété, à l’instar du Nigéria et du Ghana qui revendiquent régulièrement la meilleure recette du tièèbou dien et de la Côte-d’Ivoire qui a, depuis deux ans, créé le Festi-Tchêp, un festival à l’honneur dudit plat. Il est en effet possible que cette caution internationale lui apporte à la fois légitimité et marge de manœuvre dans toutes les situations et tous les événements qui, à l’avenir, se rapporteront au tièèb, au riz sénégalais, au riz gras, au riz wolof ou au jollof rice.

Ces tensions nationalistes s’observent en général dans les cas où plusieurs pays partagent en commun des spécialités culinaires. De sorte que toute spécialité culinaire qui a un potentiel historique, économique et touristique est susceptible d’être l’objet de rivalité géopolitique.

Téguia Bogni, Chargé de recherche au Centre national d’éducation-ministère de la Recherche scientifique et de l'Innovation du Cameroun

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