Génocide des Arméniens : le vote du Bundestag détruit le négationnisme de l’Etat turc

Le 2 juin 2016, les députés du Bundestag ont adopté, à main levée et à la quasi-unanimité (une abstention, une voix contre), une résolution portant sur « la commémoration du génocide des Arméniens et d’autres minorités chrétiennes dans les années 1915-1916 ». Cette résolution, proposée par le député d’origine turque Cem Ozdemir, coprésident des Verts, aurait dû être débattue en février. Sous la pression de l’Union chrétienne démocrate (CDU) et du Parti social-démocrate (SPD), la discussion fut reportée en juin, ces deux partis ayant assuré aux Verts qu’ils l’approuveraient alors. Ni la chancelière allemande, ni son ministre des affaires étrangères, ni le vice-chancelier (président du SPD) n’ont participé au vote. Cependant, mardi 31 mai, lors de la réunion de la CDU, Angela Merkel avait approuvé ce texte.

Rédigée par Cem Ozdemir, cette résolution portait sur trois points : les actes commis par le gouvernement jeunes-turcs de l’époque, qui ont conduit à l’extermination quasi-totale des Arméniens et d’autres minorités chrétiennes dans les années 1915-1916, sont un génocide ; le rôle « peu glorieux » du gouvernement du Reich de l’époque, allié de l’Empire ottoman, qui « porte une responsabilité dans ces événements » ; l’espoir d’une réconciliation entre l’Arménie et la Turquie.

Les deux premiers points correspondent à des faits établis sur une documentation irréfutable. En effet, à partir du 24 avril 1915, un plan concerté d’extermination des Arméniens de l’Empire ottoman est appliqué par le gouvernement ottoman, sur ordre du comité central du Comité Union et Progrès (CUP). La population, les témoins alliés ou étrangers sont conscients qu’on est dans une logique d’anéantissement (Vernichtung, le mot est employé dès juin 1915 par l’ambassadeur allemand à Constantinople, Wangenheim). Tous les actes figurant à l’article 2 de la Convention pour la prévention et la répression du génocide, adoptée par l’ONU, le 9 décembre 1948, actes qui permettent d’affirmer le crime de génocide, sont commis en 1915 et 1916 à l’encontre des Arméniens de l’Empire ottoman, dans l’intention de détruire ce groupe. Cette destruction est, dans les provinces les plus orientales d’Anatolie, étendue, sur initiative locale ou gouvernementale, à d’autres communautés chrétiennes : chaldéens, nestoriens, syriaques orthodoxes.

Le deuxième point concerne le rôle de l’Allemagne impériale. Depuis le Congrès de Berlin (1878), l’Allemagne s’est assurée des avantages commerciaux et militaires dans l’Empire ottoman : construction du chemin de fer de Bagdad ; instruction et équipement de l’armée ottomane. En 1913, alors que les Jeunes-Turcs du CUP contrôlent le gouvernement, la mission militaire allemande est réorganisée : les liens entre les deux armées sont plus étroits. Pendant la Grande Guerre, la mission allemande dispose de 700 officiers et de 12 000 soldats. L’examen des documents diplomatiques allemands conduit à rejeter sur le gouvernement ottoman la responsabilité de l’extermination des Arméniens. Dès mai 1915, officiers, diplomates, médecins, enseignants, missionnaires, ingénieurs du chemin de fer en poste en Anatolie, sont témoins de massacres planifiés. Ils en informent par voie diplomatique le chancelier Bethmann- Hollweg. Celui-ci considère que, compte tenu de l‘importance stratégique de l’Empire ottoman dans la Guerre mondiale, il faut éviter toute déclaration qui pourrait nuire aux relations germano-ottomanes : « Notre unique objectif est de garder la Turquie à nos côtés jusqu’à la fin de la guerre, que les Arméniens dussent en mourir ou non ». La censure veille à ce que les articles de la presse de l’Entente accusant l’Allemagne d’organiser la destruction des Arméniens soient dénoncés comme propagande de guerre. Elle interdit le Rapport secret du pasteur Lepsius, paru au printemps 1916, rapport qui regroupe des témoignages prouvant la détermination du gouvernement ottoman d’exterminer les Arméniens.

Troisième point de la proposition de Cem Ozdemir : le gouvernement turc aurait intérêt à condamner le gouvernement dirigé par le CUP et à se déclarer fier des quelques fonctionnaires turcs qui, à l’époque avaient protégé les Arméniens ; cette reconnaissance permettrait de réconcilier l’Arménie et la Turquie, et de normaliser leurs relations diplomatiques.

Le vote du Bundestag honore l’Allemagne. Dans ce pays, plusieurs millions d’habitants sont Turcs ou d’origine turque, alors que quelques milliers seulement sont d’origine arménienne. En outre, ce vote détruit l’argumentaire négationniste du gouvernement turc. Il est désormais évident que seule la politique détermine la position officielle de la Turquie sur le génocide des Arméniens. Le gouvernement turc n’a pas l’intention de le reconnaître. Avant le vote, 517 associations turques avaient écrit aux députés en leur demandant de ne pas approuver la résolution. Le président Erdogan avait mis en garde Angela Merkel : l’adoption de cette résolution aurait des conséquences politiques. Quelques instants après le vote, la Turquie rappelle son ambassadeur. Comme, du fait de sa position géostratégique, elle est en position de force, il est à prévoir qu’elle va remettre en cause l’accord visant à stopper le flux de migrants qui cherchent à rejoindre l’Allemagne. Le Parlement allemand a eu le courage d’affronter un président dont la dérive autoritaire devient de plus en plus inquiétante, non seulement pour son peuple, mais aussi pour la communauté internationale. Une partie de la société civile turque reconnaît le génocide des Arméniens. Journalistes, écrivains et responsables politiques paient souvent de leur liberté, et même de leur vie, cette reconnaissance. La mémoire d’un génocide se rappelle à la conscience des hommes de bonne volonté, une conscience qu’incarna, ce 2 juin, le député allemand Cem Ozdemir.

Yves Ternon, historien. Il est notamment l’auteur Génocide. Anatomie d’un crime (Armand Colin, 304 pages, 23,90 euros) ; Genèse d’un droit international (Karthala, 480 pages, 27 euros).

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