George Steiner, mort d'un maître lecteur

«Connaissez-vous George Steiner ? Le promeneur absolu - l’arpenteur de toutes nos cultures présentes et passées ?» a écrit Erik Orsenna, cité par Pierre-Emmanuel Dauzat dans sa préface aux Œuvres en «Quarto» Gallimard. Connu, le critique littéraire l’était comme un des grands intellectuels et lecteurs de son temps. Comme un brillant orateur et un penseur iconoclaste, mais aussi comme une personnalité complexe, amatrice de paradoxes, élitaire. Un intellectuel mordant, revendiquant des affections pour des écrivains de droite, rejetant sans ambages le structuralisme et le déconstructivisime à leur époque. Cette figure «clivante», dixit le New York Times, s’est éteinte lundi à 90 ans dans sa maison de Cambridge, en Angleterre.

Arpenteur, il l’a d’abord été par les aléas de l’histoire. S’il est né en France en 1929, c’est parce que son père, qui travaillait pour une grande banque à Vienne, avait préféré émigrer, pressentant un désastre pour les Juifs. Il aura le même genre d’intuition en 1940, en envoyant sa famille outre-atlantique. Ce père aimant, féru de grec et de littérature ancienne, disait à George: «Avec la lecture, tu ne seras jamais seul.» Et aussi, citant Spinoza : «La chose excellente doit être très difficile.»

Polyglotte virtuose

Mais si le fils a grandi en sécurité, il se considérait comme «une sorte de survivant», profondément imprégné de tradition juive, avec «un côté hérétique». Après Janson-de-Sailly à Paris, George Steiner poursuit donc ses études au lycée français à Manhattan, puis étudie la physique, les mathématiques et les lettres à Chicago, à Harvard et soutient un doctorat à Oxford. Il remplit une partie du souhait de son père, qui le voulait à la fois professeur et savant. «L’exposition depuis la petite enfance à ces ordonnances d’excellence, le désir de partager avec d’autres la responsabilité et la transmission dans le temps, sans lesquels le classique fait silence, fit de moi exactement ce que voulait mon père : un professeur», écrit-il dans Errata (1998), son autobiographie intellectuelle. Enseignant à Princeton, professeur-cofondateur du Churchill College à Cambridge en 1962, il occupe une chaire de littérature comparée à Genève. Parallèlement à l’enseignement, il écrit des éditoriaux dans The Economist au début des années 50, des critiques littéraires au New York Times et collabore trente ans au New Yorker, livrant aussi des reportages sur les maîtres mondiaux d’échecs, sa grande passion.

Ce polyglotte virtuose (français, anglais, allemand) a écrit tous ses livres en anglais. «Je dois à cet entretissage de trois langues initiales, à leur pulsation et à leur battement en moi, mes conditions mêmes de vie et de travail», dit-il dans Errata. George Steiner avait le talent d’épuiser une question comme personne. Ses essais épousent un spectre large, la religion, la musique, la peinture, l’histoire, la tragédie grecque… Langage et silence (1969), réédité par Les Belles Lettres en 1999, porte sur la capacité humaine à écrire et à parler. Autre œuvre-clé, Après Babel (1978) constitue une éblouissante réflexion sur la diversité des mondes linguistiques et la traduction. Steiner emprunte ensuite la direction de l’étude des mythes classiques dans la genèse de la grammaire avec les Antigones (1984), reconnu comme une des meilleures synthèses sur le sujet.

Son obsession reste l’avenir de la culture menacée par la perte des valeurs et les progrès de la technologie. Et le pouvoir moral de la littérature, son impuissance face à un événement comme l’Holocauste. «Ma question, celle avec laquelle je lutte dans tous mes enseignements, c’est : pourquoi les humanités au sens le plus large du mot, pourquoi la raison dans les sciences ne nous ont-ils donné aucune protection face à l’inhumain ? Pourquoi est-ce qu’on peut jouer Schubert le soir et aller faire son devoir au camp de concentration le matin ?» disait-il dans un entretien avec Antoine Spire en 1997 au moment de la réédition de Dans le château de Barbe-Bleue.

«J’ai peur de l’éphémère, de l’immédiat»

Un temps, le critique louvoie vers la fiction: nouvelles (Anno Domini, Seuil, 1968), roman (le Transport d’A. H., Julliard, 1981) qui sonne comme une parabole terrible dans laquelle cinq justiciers juifs retrouvent Hitler âgé de 90 ans après des années de traque; Epreuves (1993) raconte le drame d’un correcteur d’imprimerie italien communiste, victime de l’effondrement de ses certitudes idéologiques. Car ce lecteur grandi à l’ombre de Koestler, Orwell, Malraux, Steinbeck prend le parti des fictions politiques, des «scripts» pour la pensée. Il revient à la littérature et à la philosophie avec Réelles présences, les arts du sens (Gallimard, 1991) qui porte sur la question métaphysique de l’existence ou la non-existence de Dieu posée par l’ œuvre d’art. Avec Passions impunies (1997), recueil de textes et conférences, le «maître lecteur» mesure le fossé entre la peinture de Chardin (le tableau du philosophe qui lit) et la culture de masse qui «tente d’enlever à l’homme ses tentations de l’idéal». C’est un plaidoyer pour le sens de la lecture. «J’ai peur de la disparition des rayons chargés de livres ; j’ai peur de l’éphémère, de l’immédiat», dit-il à l’Evénement du jeudi (1997).

De même, Grammaires de la création (Gallimard, 2001) s’apparente à une méditation érudite sur l’acte de créer et les causes de la disparition d’œuvres majeures, dans une époque sans transcendance. Des œuvres pourtant, il en témoigne avec Le Roi Lear, peuvent déterminer toute une vie: «J’ai éprouvé que le cri de Cordélia, dans cette pièce de Shakespeare, était plus puissant, plus terrible, plus exigeant que tous les cris que je pourrais jamais entendre dans la rue. […], dit-il (le Monde, 8 septembre 1992). Je l’ai vécu comme un choc, qui a été pour moi décisif.» Le sujet de la vie autonome des êtres de fiction l’obsédait depuis l’enfance. La sienne, singulière, avait pris de son vivant le chemin de la fiction, jugeait son traducteur et essayiste Pierre-Emmanuel Dauzat, dans la même préface. «La longévité de son œuvre aidant, George Steiner est désormais un personnage de roman, voire de pièce de théâtre.»

Frédérique Roussel, journaliste.

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