« Gilets jaunes » : « La révolte actuelle est une crise de la sclérose de la mobilité sociale »

Le mouvement des « gilets jaunes » a pu être interprété par certains observateurs comme la conséquence d’une crise du pouvoir d’achat. Le choc de pouvoir d’achat que représente la réforme de la taxation sur les carburants est certes une étincelle, mais les raisons de l’embrasement actuel sont plus profondes. Les statistiques sur le pouvoir d’achat de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) ne montrent pas de plongeon particulier dans la période récente.

Il a en revanche connu des chutes importantes en 2008 et en 2012, qui n’ont pas donné lieu à des mouvements sociaux d’ampleur, et l’on n’observe pas d’évolution comparable au cours de l’année écoulée. La crise profonde qui se manifeste par la révolte actuelle est en réalité une crise de la sclérose de la mobilité sociale. « La naissance n’est rien où la vertu n’est pas » (Dom Juan ou le Festin de Pierre, Molière) est une idée fondatrice du contrat social républicain : c’est elle qui scelle le pacte de la démocratie représentative, c’est son effritement qui rend les inégalités insupportables.

D’après un rapport récent de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), il faudrait cent quatre-vingts années à un enfant français né dans une famille pauvre pour atteindre le revenu moyen. Or, cette crise de la mobilité se double d’une ségrégation de plus en plus intense (attestée, par exemple, par les travaux de l’économiste et sociologue Eric Maurin) : naître dans une famille pauvre, c’est non seulement le rester et promettre à ses enfants un avenir qui n’est guère meilleur, mais c’est aussi être condamné à vivre dans ce que l’on appelle « les quartiers » – qui ne sont que des zones urbaines dans lesquelles se sont accumulées les difficultés sociales ; être condamné à se scolariser dans des écoles qui, bien malgré elles, ne parviennent plus à former des élèves qui sont de plus en plus homogènes dans leurs handicaps sociaux ; être condamné à entrer dans le versant le plus précaire d’un marché du travail dont la dualité s’est accrue.

Dégradations des conditions de vie

Ce qui est vrai en bas de la distribution de revenu ne l’est pas moins en haut de l’échelle. Et ces familles aux revenus modestes sont confrontées à un sentiment de dégradation de leurs conditions de vie – un choc négatif de pouvoir d’achat aujourd’hui, la réforme des retraites, de l’assurance-chômage ou celle des contrats de travail hier, et probablement demain – décidées par des élites intellectuelles et politiques auxquelles la prédestination tient largement lieu de mérite.

Les travaux d’économie comportementale portant sur les politiques fiscales ont très tôt posé la question du consentement à l’impôt, qui se pose de manière d’autant plus évidente que l’impôt finance les biens publics, dont la consommation est indépendante de la contribution individuelle à leur financement. Depuis toujours, l’absence de consentement se traduit soit par la fraude, soit par la fronde. Or, la légitimité de l’impôt, et donc celle des autorités qui décident de leur niveau comme des modalités de leur application, est un facteur déterminant du consentement à l’impôt.

En outre, lorsque l’impôt est discriminant (niveaux de taxation différents selon les catégories de la population, ou selon les biens consommés), il n’est perçu comme acceptable qu’à condition qu’il soit justifié sur la base de données factuelles claires. La réforme de la fiscalité sur le prix des carburants est discriminante, à la fois entre catégories de population, en proportion des usages différenciés de la voiture selon la localisation géographique, et entre biens, puisqu’elle vise à harmoniser à terme le prix à la pompe du diesel et celui de l’essence.

Crise de l’action publique

Elle a été présentée comme une taxe écologique. Son objectif devrait alors être, d’une part, de modifier les prix relatifs pour renchérir le diesel en comparaison de l’essence, ce qui aurait pu se faire sans augmentation du prix global des carburants. A plus long terme, il s’agit, d’autre part, de réorienter les dépenses d’investissement des ménages en les incitant à privilégier des véhicules moins polluants grâce à une augmentation du coût d’usage des véhicules thermiques ; mais une telle orientation des décisions d’investissement des ménages ne peut se faire que par des signaux-prix lisibles et stables dans le temps, et donc à condition que la taxe absorbe les fluctuations de prix dues à celles du marché du pétrole.

Cette réforme a été comprise comme une simple levée de fonds publics plutôt que comme une réforme écologique. Ce malentendu n’est dû ni à un manque de pédagogie de la part du gouvernement ni à une incapacité à comprendre les réformes de la part du peuple qui est aujourd’hui dans la rue, mais à une crise profonde de l’action et du débat publics née de l’importance grandissante des déterminismes sociaux. En ne portant l’attention que sur l’évolution du pouvoir d’achat, on regarde le doigt du sage qui montre la lune.

Nicolas Jacquemet est professeur à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne et professeur associé à l’Ecole d’économie de Paris où il dirige le master Economie et psychologie.

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