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Cet évangélisme qui veut conquérir l’Afrique (2/7)

Clémence, dans l’église de Minova, en république démocratique du Congo. Photo tirée de la série de portraits «Dancing Ashes» réalisés en 2013 par Colin Delfosse. (Photos Colin Delfosse. Out of Focus. Picture Tank)
Clémence, dans l’église de Minova, en république démocratique du Congo. Photo tirée de la série de portraits «Dancing Ashes» réalisés en 2013 par Colin Delfosse. (Photos Colin Delfosse. Out of Focus. Picture Tank)

La croissance des Eglises évangéliques, qui mettent l’accent sur la conversion individuelle, la relation normative à la Bible ou l’activisme prosélyte, est une réalité, et notamment celle de la mouvance pentecôtiste, centrée sur les manifestations du Saint-Esprit et l’attente de «miracles».

Mais la montée en puissance de ces Eglises n’est pas un phénomène nouveau ou inédit, symptôme d’une rupture qui se serait opérée ces dernières années. Leur implantation sur le continent africain, loin de correspondre à un surgissement soudain et récent, remonte à plusieurs décennies. Des missionnaires pentecôtistes y sont arrivés dès la fin des années 1910, soit peu de temps après l’émergence de ces Eglises aux Etats-Unis. Quant aux mouvements évangéliques fortement visibles aujourd’hui, ils prennent souvent racine dans des dynamiques qui remontent aux années 60-70. D’autre part, on observe une grande diversité de situations à l’échelle du continent. La bande sahélo-saharienne, fortement islamisée, est peu touchée, de même que le Maghreb. Au niveau subsaharien, il faut ensuite distinguer les zones anglophones des zones francophones. Dans les premières, travaillées historiquement par des entreprises missionnaires protestantes, le renouveau évangélique y a été plus précoce que dans les secondes, où le poids important de l’Eglise catholique a entraîné de fait une expansion plus tardive de l’évangélisme.

L’image d’une «vague évangélique», qui submergerait le continent, apparaît ainsi erronée. La dynamique de croissance est réelle - bien que difficilement mesurable - mais elle est contrastée à l’échelle du continent, se déploie suivant des temporalités différentes, et ne produit pas les mêmes effets selon les territoires.

Plus encore, cette dynamique religieuse est fondamentalement protéiforme et nullement homogène, rendant compliquée toute vision d’ensemble. Une grande diversité anime la sphère de ces «nouveaux» christianismes en Afrique, entre megachurches à l’américaine, capables de réunir des milliers d’adeptes lors des cultes, ou églises de quartier réunissant, péniblement, quelques dizaines de fidèles, mouvement reposant sur la figure d’un fondateur pasteur autoproclamé ou l’Eglise beaucoup plus institutionnalisée, etc. Aucune uniformité ne caractérise cette mouvance qui ne parvient pas à disposer de structures représentatives à l’échelle des Etats africains.

Un élément mérite d’être souligné pour compléter ce tableau d’ensemble : le poids décisif des initiatives locales dans la progression de ces courants chrétiens. La dimension endogène de l’évangélisme africain apparaît capitale, loin de l’image des missionnaires occidentaux arpentant le continent, Bible en main. Certes, ceux-ci n’ont pas totalement disparu des paysages, même s’ils sont concurrencés par de nombreux missionnaires brésiliens ou sud-coréens, témoignant de l’importance des dynamiques Sud-Sud, et de grands programmes d’évangélisation demeurent pilotés notamment depuis les Etats-Unis. Mais, ce sont bien de grandes Eglises africaines, fondées par des pasteurs africains, au Nigeria, au Ghana, en RDC, au Kenya, au Cameroun qui animent très largement l’expansion chrétienne sur le continent. Ces mouvements, qui émergent localement, se diffusent ensuite dans les pays voisins avant de partir parfois à la conquête du monde. Ces dynamiques nous rappellent ainsi que l’Afrique constitue bien un lieu central d’appropriation mais aussi d’innovation religieuse.

Au-delà de cette propension à assimiler et à réinventer une offre religieuse, la visibilité des mouvements évangéliques, et pentecôtistes, interroge aussi sur les transformations sociales et politiques qui affectent le continent. Ces Eglises semblent d’abord rencontrer un certain succès parce qu’elles s’adressent à des populations en situation de précarité sociale et économique, parfois de profonde détresse, confrontées à des problèmes de santé, de fécondité, de pauvreté, de chômage auxquels elles prétendent apporter des solutions. L’offre évangélique et pentecôtiste fournit une explication des maux et des blocages auxquels l’individu est confronté (le poids de la sorcellerie demeure crucial dans ces représentations), et propose une rupture par la conversion et l’observance religieuse. Dans le pentecôtisme, miracles et guérisons sont annoncés, dans une pratique expressive, qui mobilise autant le corps que l’esprit.

Cependant, les classes moyennes et les élites ne sont pas insensibles non plus à l’offre évangélique. En insistant sur l’individualisation de la conversion et du salut, en valorisant l’épanouissement personnel et le succès, en promouvant la réussite individuelle, y compris dans ses dimensions financières et matérielles, parfois appréhendée comme un signe de bénédiction divine, cette pratique religieuse accompagne aussi des processus d’ascension sociale, et diffuse une culture entrepreneuriale, participant ainsi d’une reconfiguration de la place de l’individu et de la famille dans les sociétés contemporaines.

Depuis la fin des années 90, s’observe aussi une transformation de la relation de ces Eglises à l’espace public qu’il s’agit désormais de convertir. Une évangélisation du pouvoir se manifeste avec une intensité variable et selon des modalités propres à chaque pays. L’accession au pouvoir de chefs d’Etats appartenant ou se référant à cette mouvance religieuse, de la Côte-d’Ivoire de Laurent Gbagbo à l’actuel Burundi de Pierre Nkurunziza, en constitue la face la plus visible. Au-delà des discours et de la symbolique politique, alors fréquemment investis de références bibliques et de formulations chrétiennes, de la présence de pasteurs et de convertis dans les entourages présidentiels ou à la tête de ministères, les politiques publiques, à l’exception de celles relevant de la famille ou de la lutte contre le sida, demeurent, au final, peu affectées. C’est qu’au-delà des relations clientélistes entre acteurs chrétiens et politiques, dont a récemment témoigné le soutien de nombreux pasteurs à la révision constitutionnelle, permettant au président congolais Denis Sassou-Nguesso de briguer un nouveau mandat, ces évolutions traduisent surtout une osmose croissante entre politique et religieux, voire une saturation religieuse des espaces publics.

Le succès actuel des évangéliques est-il appelé à marquer décisivement le continent africain ? La prudence s’impose pour au moins trois raisons. D’abord, parce que l’offre religieuse ne cesse de se renouveler et de s’élargir, et que cette fragmentation démultiplie les possibilités nouvelles d’affiliations religieuses. Ensuite, parce que les autres acteurs religieux s’adaptent désormais à cette concurrence évangélique et peuvent parvenir à récupérer des fidèles perdus. Enfin, parce que les allégeances religieuses doivent de plus en plus être appréhendées comme pouvant être labiles, précaires et réversibles. L’hétérogénéité et la fluidité sur lesquelles repose en partie la croissance évangélique constituent ainsi aussi des facteurs de fragilité.

Cédric Mayrargue, politologue, chercheur associé au LAM (les Afriques dans le monde), CNRS-Sciences-Po Bordeaux.
A lire : «Pluralisation religieuse, entre éclatement et concurrence» (avec Maud Lasseur), Politique africaine, 2011, n° 123 ; «les nouveaux christianismes en Afrique» (avec Sébastien Fath) Afrique contemporaine, 2015, n° 252.

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