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«L’ethnisme» : une fatalité exorcisée? (3/7)

Depuis un demi-siècle, les historiens et les anthropologues ont montré que «les ethnies ont une histoire», qu’elles se construisent, se déconstruisent et se recomposent. Le regard porté sur le continent est, peu à peu, sorti de l’âge de l’exotisme ethnographique. Les peuples de l’Afrique noire ont récupéré l’initiative sociale et politique que la colonisation leur avait déniée. Néanmoins, des années 60 aux années 90, des conflits sanglants ont mis en branle les appartenances à des identités du passé, dont les antagonismes apparaissaient comme incontournables. Que l’on pense au Soudan, au Nigeria, aux deux Congo, au Liberia, à l’Angola, à l’Ouganda, au Burundi… et au sommet de l’horreur atteint en 1994, au Rwanda, où la logique génocidaire a été rééditée au cœur de l’Afrique. Alors, les chercheurs ont-ils vécu d’illusions généreuses, démenties par des drames bien réels ? Faudrait-il se résigner à la ritournelle «ethnique» des commentateurs ? Le dilemme entre la critique du ressort postcolonial des fatalités dites «traditionnelles» et le constat des réalités trop humaines que représentent les centaines de milliers de morts et d’exilés est-il insoluble ?

Aujourd’hui, alors qu’un vent de liberté a indéniablement soufflé sur le continent, le piège de ce communautarisme qu’on appelait autrefois «tribal» est-il toujours prêt à se refermer sur les printemps africains ? La réponse n’est pas simple et les avis des observateurs divergent beaucoup d’un pays à l’autre.

Quatre facteurs sont porteurs d’espoir en ce XXIe siècle. D’abord, la vitalité démographique : la population a plus que quadruplé depuis les Indépendances, sa jeunesse est le trait le plus frappant, puisque près des deux tiers ont moins de 30 ans. Cela signifie un renouvellement rapide des générations, porteur de nouveaux questionnements. D’autre part, l’urbanisation massive (plus d’un Africain sur deux vivra en ville d’ici à 2030) suscite des brassages de populations, faits de rencontres et d’alliances. La multiplication des nouveaux médias portés notamment par Internet, et le développement exponentiel de la téléphonie mobile favorisent les contacts et ne permettent plus que l’on massacre à l’abri des regards indiscrets. Cette jeunesse mondialisée, c’est aussi la «génération Facebook». Enfin, les solidarités religieuses, chrétiennes ou musulmanes prennent une ampleur inouïe, transcendant les anciens clivages dits «naturels».

Si l’on entend donc par «ethnisme» non pas seulement le fait de parler telle langue, de partager certains usages et des souvenirs historiques, mais le fait de voir cette appartenance, souvent complexe, réduite à une identité «originelle» simpliste et instrumentalisée par une faction politique à coup de discriminations, voire d’exclusions, la question mérite vraiment d’être posée aujourd’hui.

La jeunesse a montré sa capacité à faire reculer des gouvernements, comme au Burkina Faso. Une génération «Y’en a marre» s’est fait entendre aussi au Sénégal. Les jeunes se retrouvent dans les rues, mais aussi sur les réseaux sociaux du Net. Ils sont présents dans les associations, qui se sont multipliées à la suite de la chute des dictatures. Mais les réalités économiques pèsent aussi. L’exemple du Burundi est typique : la jeunesse a manifesté dans les rues de Bujumbura depuis avril 2015, Hutus et Tutsis réunis, contre l’arbitraire et la corruption du pouvoir. Les passions «ethniques», responsables de dix ans de guerre civile sont dépassées au sein de cette nouvelle génération, qui en a compris l’exploitation par les pêcheurs en eau trouble. Mais elle se heurte à la répression féroce d’un groupe dirigeant qui a créé une milice constituée d’autres jeunes en quête d’argent et perméables à la reprise de slogans racistes.

Les nouveaux médias sont devenus un outil de résistance décisif, mais aussi le repaire, ici comme ailleurs, des slogans conspirationnistes et des appels à la haine, suggérant la priorité des appartenances ethniques. Au Sénégal, les sites du style «Fier d’être Serere», etc. fleurissent.

Les mouvements religieux sont aussi capables de mobiliser à la fois revendications sociales et références identitaires, comme on l’observe dans les différents groupes jihadistes au Mali ou dans les Eglises évangéliques en Afrique orientale et centrale. Au Nord-Kivu, les baptistes sont en fait une Eglise nandé, les «néo-apostoliques» une Eglise hundé, «l’école des Volcans» est havu, etc.

Dans les villes, le fossé social peut inspirer de nouveaux sobriquets identitaires, comme les «Wabenzi» (les possesseurs de Benz) à Nairobi. Mais la misère crée des solidarités de quartier, qui coïncident souvent avec des communautés d’origine. La méfiance entretenue par le souvenir des conflits récents ne peut que renforcer ces repliements générateurs de véritables ghettos, notamment au Congo-Kinshasa.

L’instrumentalisation politique des identités ethniques a toujours été complexe. En Ouganda, l’homme de l’ouest, Museveni, a pu compter sur les Baganda pour arriver au pouvoir et, aujourd’hui, il est confronté à des opposants originaires aussi de l’ouest du pays. En Côte-d’Ivoire, on a assisté au passage d’une idéologie de l’ivoirité centrée sur les Baoulé (au sud-est) à l’affirmation d’une «autochtonie» censée regrouper tous les gens du sud contre les «étrangers» dioula du nord. Cette flexibilité n’enlève rien à la violence des conflits, qui se nourrissent aussi des inégalités sociales et régionales, comme on l’a vu au Kenya en 2008. Les enjeux de pouvoir conduisent à faire feu de tout bois, y compris, en s’inscrivant dans les dissensus du passé.

Les catastrophes de la fin du XXe siècle ont fait réfléchir, créant autour des mouvements ethnistes une sorte de mauvaise conscience. Lors du conflit ivoirien, comme ensuite en Centrafrique, est revenue la mise en garde sur la menace d’un «nouveau Rwanda». Mais on peut assister à des mutations perverses. En Afrique du Sud, le particularisme zoulou tend apparemment à se diluer dans un culturalisme bantou, avec des prolongements touristiques. Le président Zuma lui-même n’est-il pas zoulou ! Mais on a observé, en 2015, l’affirmation d’une xénophobie d’Etat contre les étrangers venus du Mozambique ou du Congo, comme si les vieilles haines locales se transmuaient en un nationalisme du sang et du sol. L’Afrique n’échappe pas à cet air du temps mondialisé. Des contacts avec des enseignants africains montrent aussi que, même si le souci de maîtriser les préjugés identitaires est réel, l’outillage intellectuel reste parfois déficient dans les bibliothèques et dans les esprits. Le vieil imaginaire africaniste n’a pas toujours été démystifié. Les pesanteurs de l’altérité, en Afrique comme en Europe, dépendent beaucoup de ce qui se passe à l’école.

Jean-Pierre Chrétien, historien (CNRS). Auteur de «Gitega capitale du Burundi», éd. Karthala, 2015.

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