Cet article fait partie de la série

L’Afrique, dans un monde post-occidental (4/7)

Revelations I (2011) de l'artiste Kudzanai Chiurai. Courtesy Goodman Gallery.
Revelations I (2011) de l'artiste Kudzanai Chiurai. Courtesy Goodman Gallery.

L’Afrique est une composante centrale de l’histoire de la modernité occidentale. A partir du XVe siècle, époque de la Renaissance et de la circumnavigation portugaise et espagnole, puis anglaise, hollandaise et française, elle prend une large part à l’accumulation primitive du capital grâce à la captation de produits tropicaux et aux traites négrières. Plus tard, au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, elle devient l’enjeu d’une vive compétition entre puissances européennes, qui annonçait elle-même la brutale déflagration de la Grande Guerre, en étant au cœur de la constitution de leurs empires coloniaux. Les colonisations européennes ne durent pas même un siècle, puisque le tournant des années 60 marque l’avènement d’une multitude d’Etats africains indépendants. Mais les frontières de ces Etats, délimitées quelques décennies plus tôt, restèrent inchangées en dépit d’un mouvement panafricain qui avait envisagé de construire des fédérations d’ex-colonies, voire les Etats-Unis d’Afrique.

Mais, comme nombre d’observateurs le clament (à la façon de René Dumont en 1963 avec son L’Afrique noire est mal partie), les débuts des indépendances africaines furent loin d’être à la hauteur des espérances de la décennie précédente, reproduisant la plupart du temps les travers des économies d’exploitation coloniale, échouant vite à édifier, là où elles les entreprirent, des socialismes et instaurant souvent des pouvoirs politiques tyranniques. En guise de développement, on parle bien plutôt de «développement du sous-développement» et, dans ce qui fut l’immense ex-Empire français, la France était loin d’y avoir desserré ses liens, y fabriquant au contraire, sous l’égide du franc CFA, du ministère de la Coopération et de la Caisse centrale de coopération économique (actuelle AFD), ce que j’ai appelé un «Etat franco-africain», c’est-à-dire un système politico-économique autrement plus évocateur que l’appellation plus courante de Françafrique. En pleine guerre froide et encore à l’époque des Trente Glorieuses : dans un tel contexte, la France gaullienne entend redevenir, grâce à ce système, une grande puissance avec laquelle Etats-Unis et URSS doivent compter.

Les choses changent quelque peu quand, avec le ralentissement de la croissance économique et la chute du mur de Berlin, le capitalisme occidental, sous la férule des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, entre dans une phase néolibérale entraînant dans son sillage l’Afrique avec ses plans d’ajustement structurel qui fragilisent encore un peu plus ses Etats. Mais en même temps qu’il se globalisait et se financiarisait, ledit capitalisme se décentra faisant émerger des régions ou de nouvelles puissances avec des taux de croissance qu’avait cessé d’enregistrer le monde occidental.

Durant cette période qui s’ouvrit dans les années 90, l’Afrique connut tout à la fois des processus de démocratisation et des affrontements politiques qui dégénérèrent souvent en guerres civiles. Mais elle connut surtout, par le fait notamment de l’affaiblissement des Etats en tant qu’acteurs centraux du développement socio-économique, un accroissement de la pauvreté (avec un accroissement démographique), une forte augmentation du secteur informel qu’illustrait particulièrement celle des trafics illicites (contrefaçons, drogues, armes, etc.), ainsi que d’autres rudes épreuves telles que les épidémies de sida. C’est dans ce contexte que l’Etat franco-africain commença à se défaire, l’aide au développement qui lui servait d’aiguillon depuis trente ans diminuant de manière drastique en même temps que le nombre d’expatriés qui en étaient pesamment l’incarnation. Le relayèrent quelques grands groupes français, mais aussi une myriade d’intervenants humanitaires et d’ONG qui, au-delà des situations d’urgence, se lancèrent dans le développement local.

Jusqu’au début du nouveau millénaire, l’Afrique ne semble pas du tout aller bien, se prêtant du côté occidental à l’afropessimisme. Jusqu’à ce que, et assez récemment, des évaluations plus positives, voire optimistes, se fassent entendre, avec pour certains pays au moins, des taux de croissance élevés, liés notamment à l’augmentation de plusieurs grands produits d’exportation (minerais rares, huile de palme, cacao, etc.). D’aucuns considèrent même, en reprenant une formule qui avait déjà servi pour la Chine, que l’Afrique va rapidement s’éveiller et faire trembler le monde à l’horizon 2050. Cela malgré les crises qui continuent à l’agiter, sanitaires (avec Ebola par exemple), ethnico-religieuses (comme en République centrafricaine) ou politiques, et malgré les sanglants désordres qui ne cessaient d’affecter les pays du Sahel ou le Nigeria. Ce sont ces crises qui révèlent qu’en dépit de son déclin, l’Etat franco-africain a de beaux restes puisque la France, au nom d’accords bilatéraux, est intervenue militairement par trois fois, en Côte-d’Ivoire, au Mali, puis en République centrafricaine ; comme si les Nations unies ou l’Union européenne, qui approuvèrent ses interventions, estimaient qu’il appartenait à l’Hexagone de s’occuper encore et toujours de ses ex-colonies.

Ces pesanteurs de l’histoire mises à part, reste que l’Afrique participe à la globalisation et à la multipolarisation du monde. Que, pour avoir joué un rôle majeur dans la construction de la modernité occidentale, pour avoir été particulièrement convoitée par l’Europe, l’Afrique est en train d’en sortir tout en étant certainement à nouveau convoitée par d’autres grandes régions du monde. Nombre de ses ressources, minières ou agricoles, intéressent quantité de pays non européens pour leur développement ou pour leur consommation, tandis que d’autres y trouvent de nombreuses opportunités d’investissement, entendant également y gagner quelque influence politique et culturelle. C’est à l’évidence le cas de la Chine qui occupe maintenant la deuxième place mondiale, juste après l’Europe, en termes d’échanges commerciaux. Et si elle est à la manœuvre sur le terrain des infrastructures routières et ferroviaires, d’aménagements urbains, de projets énergétiques ou de télécommunications, elle est aussi très active sur celui du soft power, au travers de ses Instituts Confucius et d’offres de bourses à des étudiants africains. Quand elle ne se présente pas elle-même comme un modèle sociopolitique qui n’a pas besoin de passer par le stade «démocratique» à l’occidentale pour réussir son développement et qui peut donc conforter les modes de gouvernement autoritaires sévissant dans nombre de pays africains.

Nul doute qu’avec la Chine, mais aussi avec d’autres puissances dites émergentes, l’Inde, la Corée du Sud, la Turquie, etc., l’Afrique participe maintenant à une tout autre modernité que celle qui a semblé être longtemps presque exclusivement occidentale. Peut-être y trouvera-t-elle sa voie pour la rendre encore plus diverse et pour y peser autrement que comme territoire convoité ?

Par Jean-Pierre Dozon, Directeur de recherches à l'IRD et directeur d'études à l'EHESS. Dernier ouvrage : Afrique en présences - du monde atlantique à la globalisation néolibérale, éd. de la FMSH, 2015.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *