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L’Afrique n’a personne à rattraper (5/7)

Felwine Sarr est un jeune économiste, enseignant à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis, au Sénégal. Passionné de philosophie et de science sociales, il est aussi romancier, musicien, éditeur. De ce profil atypique vient sûrement l’originalité de son dernier essai Afrotopia, publié chez Philippe Rey le 10 mars. Selon lui, le continent continue d’être perçu au travers du regard extérieur, occidental : «sous-développé», en retard, toujours en position inférieure. Faut-il décoloniser notre façon de voir l’Afrique ? Un objectif que Felwine Sarr adresse surtout aux Africains, les premiers concernés.

S’affranchir des critères occidentaux, ça veut dire quoi ?

Il s’agit de sortir de critères qui instaurent une dominance de l’économie, des catégories qui ne sont que quantitatives, statistiques, comparatives, et de réfléchir à une réalité en train de se faire et qui est mue aussi par de l’immatérialité. Une vie humaine engage bien plus de dimensions que celles que nous laissent voir les indicateurs économiques : des dimensions sociétales, culturelles, écologiques ou environnementales. Ce n’est qu’en agrégeant toutes ces dimensions que la vie prend sens. Or, depuis cinq ou six siècles, l’Afrique est marquée par un regard extérieur, le regard de l’autre, de l’explorateur, du marchand et du colonisateur.

Mais ce regard n’a-t-il pas changé depuis les indépendances, notamment, avec les travaux de l’historien Achille Mbembe ?

Les indépendances ne marquent pas la fin de cette pénétration des esprits. Et Achille Mbembe est malheureusement un exemple trop rare d’intellectuel qui tente de renouveler les catégories avec lesquelles on pense l’Afrique. Le discours universitaire africain continue majoritairement de se fonder sur des concepts et des catégories dont la géographie et l’historicité sont occidentales. Sur la question du défi du «développement», nous n’avons pas assez interrogé les présupposés qui structurent cette notion. Nous sommes perpétuellement dans une démarche téléologique, comme si tous les pays devaient suivre des étapes identiques et dans un ordre donné.

Extrait de la série «Jua Kali» (2015) de Tahir Carl Karmali. Photo Courtesy of the artist
Extrait de la série «Jua Kali» (2015) de Tahir Carl Karmali. Photo Courtesy of the artist

Nous tombons ainsi dans le piège de l’ordonnancement et du classement selon une échelle normée par ceux qui en ont fixé les critères. Une fois qu’on a énoncé ces chiffres, on ne sait pas grand-chose de la vie des gens. En quoi la croissance d’un pays a-t-elle amélioré la vie de ses habitants ? Comment a-t-elle été répartie ? En quoi elle a contribué à répondre aux fonctions psychosociales des groupes ?

Vous relevez des comparaisons trop souvent négatives et ineptes pour l’Afrique…

En effet, quand on indique la place d’un pays comme la Tanzanie dans un classement mondial, au lieu de constater que ce pays a doublé son revenu par habitant en moins de dix ans, et le chemin qu’il a parcouru, qui prend sens par rapport à son histoire économique interne, on le compare au Japon ! Ce qui n’a aucun sens. Comme si les trajectoires socio-historiques étaient comparables sur une même échelle. C’est justement un tel discours qui a servi à justifier toute l’entreprise coloniale. L’Europe a inscrit tous les autres pays dans sa narration, et l’Afrique dans une position de subalternité. Elle a imprégné ainsi l’imaginaire collectif bien au-delà de son espace. C’est là sa grande victoire. C’est de ce siège qu’il s’agit de la déloger pour explorer d’autres possibles.

Que faire pour en sortir ?

Des théories, qui ont perduré et structuré notre imaginaire pendant plus de cinq siècles ne disparaissent malheureusement pas en cinquante ans d’indépendance. Il faut traquer les survivances de ce discours dominant dans le langage de tous les jours, dans le regard que nous portons sur nous-mêmes. D’autant que les mots utilisés ont un pouvoir performatif : parler de sous-développement, de clandestins, de retard… n’est pas sans effet. C’est un usage du langage handicapant car renvoyant exclusivement à des dimensions déficientes de sa propre réalité et faisant silence sur les multiples richesses que les groupes et les individus recèlent.

Pour en sortir, les Africains doivent faire l’effort de se recentrer, de se regarder autrement, à travers leurs propres catégories. Un modèle fini est souvent plus séduisant qu’une recherche longue et incertaine. Oui, nous avons une histoire singulière, longue et complexe. Aussi devons-nous nous envisager comme les sujets de notre histoire. Que voulons-nous devenir ? Quelle société voulons-nous ? Quel type d’homme voulons-nous produire ?

Les Grecs en Europe ou n’importe quel peuple soumis à des plans économiques drastiques peuvent se poser les mêmes questions. En pleine mondialisation économique, il ne s’agit plus seulement de postcolonialisme…

J’ai la faiblesse de croire que lorsqu’on pense l’Afrique, on pense le monde. La chance de l’Afrique peut résider justement dans le fait qu’elle n’est pas encore complètement intégrée dans ce modèle rationaliste et mécaniciste dont nous voyons bien aujourd’hui les limites. Une croissance infinie dans un monde fini est un mythe économique. En plus de toutes ses ressources, elle dispose d’une démographie positive, et donc d’une grande vitalité, de richesses culturelles et spirituelles qui lui permettent d’envisager l’aventure sociale et humaine autrement. L’Afrique n’a personne à rattraper.

Après le discours afro-pessimiste, que pensez-vous du discours afro-euphorique, porté par des ONG et des capitalisto-optimistes ?

L’afro-euphorisme est un discours qui flatte, et il est aussi dangereux que l’afro-pessimisme. Dans les deux cas, ce sont des discours majoritairement externes aliénants, que nous devons remettre en question. Derrière l’afro-euphorisme, qui voit l’Afrique avec toutes ses matières premières et ses richesses non encore exploitées comme l’avenir du capitalisme mondial, il y a le désir d’en faire un nouvel espace à reconquérir pour continuer cette folle course à la croissance. C’est encore un discours qui nie le présent de l’Afrique. Dire l’Afrique «sera» est une façon de nier ce qu’elle «est». Comme si l’Afrique n’avait pas de contemporanéité. Le continent pourrait être un grand laboratoire pour explorer ces autres possibles. Pour cela, il lui faut de l’autonomie et du temps propre pour mener ses expérimentations et ses synthèses.

L’Afrique a aussi tenté une expérience continentale avec l’Union africaine, cela n’a pas apporté de solutions.

Probablement faut-il du temps pour que l’idée intégrationniste fasse son chemin chez les peuples et qu’advienne une génération de dirigeants moins attachée aux petites souverainetés nationales. Mais déjà on peut citer des expériences d’inspiration africaine, sur la justice transitionnelle au Rwanda ou comme l’ubuntu, notion qui a inspiré l’esprit de réconciliation d’un Nelson Mandela en Afrique du Sud après l’apartheid, qui pourraient s’étendre au-delà du continent et inspirer les autres. Sur la question de l’impunité sous nos cieux, le procès de Hissène Habré au Sénégal est un pas en avant. L’idée est de se projeter et de trouver de nouveaux chemins. Nous devons respecter nos propres humanités.

Si l’Afrique se consacre à sa propre histoire ne risque-t-elle pas de se fourvoyer dans un repli impossible à l’heure de la mondialisation ?

Les libertés de voyager ne sont pas les mêmes pour tout le monde. La mondialisation n’apporte pas autant de libertés et de possibilités à un Africain qu’à un Européen ou à un Américain. La plupart des hommes et des femmes sont confinés et assignés à des territoires dont ils ne peuvent pas sortir. La «mondialisation» a encore des progrès à faire pour mériter son nom. Personne ne remet jamais en question une culture grecque, asiatique ou chinoise dans ce qu’elle prétend avoir de singulier. Mais dès que l’on parle de culture ou de civilisation africaine, on est immédiatement accusé d’essentialisme. Les hommes sont fondamentalement les mêmes partout. Avoir une ou des identités n’empêche nullement de faire partie du monde et d’être en interaction avec lui. La mondialisation telle qu’elle fonctionne de nos jours ne crée pas les conditions suffisantes de ce dialogue.

Catherine Calvet (recueilli par)

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