Gramsci circule dans La Havane… en cédérom

Il arrive que des événements apparemment secondaires expriment des éléments essentiels d’une société ou d’une époque. C’est pourquoi je voudrais ici évoquer un événement passé quasiment inaperçu dans les médias cubains : la présentation et la distribution gratuite par l’Institut d’investigation culturelle Juan-Marinello, le 15 octobre, d’un cédérom contenant une édition critique des Cahiers de prison d’Antonio Gramsci et d’autres textes importants sur la vie et l’œuvre du grand théoricien communiste italien.

Qu’une institution, à l’heure où la circulation des idées est entravée par la dictature du copyright, offre un assemblage de textes importants et appelle à sa libre reproduction est déjà est en soi inhabituel. Mais le plus remarquable n’est pas le défi à la logique mercantile, ni même l’objet cédérom. «Gramsci à La Havane» pourrait n’être qu’un titre attirant pour ceux qui ignorent ceci : depuis 1997, l’Institut Juan-Marinello (alors sous la direction de Pablo Pacheco) ne cesse de faire connaître l’œuvre de ce penseur. Pour comprendre l’événement du 15 octobre, il faut l’interpréter dans le contexte de ces phénomènes les plus intéressants apparus depuis trois ans dans la société cubaine : l’influence réciproque entre un déploiement neuf et vigoureux de la société civile et le développement du débat sur les transformations à réaliser dans les structures du pays.

En juillet 2007, la direction politique la plus haute appelle la population à un débat sur les changements nécessaires. Des milliers de réunions eurent lieu dans les espaces traditionnels : organisations étudiantes et de voisinage, syndicats, etc. Mais l’exigence de débat déborda rapidement ces canaux pour se répandre dans d’autres, qui existaient déjà et qui devinrent plus importants. Ce mouvement conduisit à la création, depuis la base, de nouveaux lieux et formes d’expression. Le développement et la complexification de la société civile sautent désormais aux yeux. Parmi eux, l’Eglise catholique et certaines Eglises protestantes, avec leurs revues et centres culturels. Des institutions culturelles et de recherche organisent et - parfois - publient des débats. L’utilisation de l’Internet et des courriers électroniques est un élément important de puissance et de diffusion des opinions.

L’appareillage théorique de Gramsci permet de comprendre ce mouvement. La pensée néolibérale conçoit la société civile comme une sphère autonome, différente de la société politique. Dans le cas de Cuba, elle devient alors synonyme d’opposition à l’Etat. On l’identifie exclusivement à ce qui a été catalogué comme «dissidence». Gramsci a identifié la société civile à des espaces de socialisation politique, de transmission de codes et de valeurs, de formation des usages culturels et des règles de conduite. Il saisit la société civile dans sa compénétration profonde avec la société politique. Il relève ses contradictions internes. Il rejette la vision socialiste centrée sur l’Etat. Il affirme la nécessité du développement des formes de société civile permettant d’affronter l’hégémonie du capital ? Ces secteurs facilitent et exigent la socialisation du pouvoir. Sans leur développement, la révolution ne peut accéder à un plan supérieur.

Il arrive à Cuba quelque chose de cet ordre. Les contradictions de la société cubaine ne doivent pas nous surprendre. C’est le résultat nécessaire et enviable d’une révolution qui a prêché le développement culturel de sa population. Dans cette société, il existe des groupes qui souhaitent une restauration libérale ramenant le pays au passé d’avant 1959. Mais ce sont des groupes minoritaires. Ils ont peu d’influence sur une population viscéralement attachée aux politiques sociales qui, après un demi-siècle, sont un élément du sens commun politique cubain. L’intérêt vient d’autres groupes sociaux, différents les uns des autres, que ce soit par leurs formations ou par leurs intérêts, qui ont en commun deux choses : leur identification aux valeurs du socialisme et leur utilisation de l’Internet comme moyen d’expression. Les exemples sont nombreux : le cinéaste qui dénonce la censure de son œuvre ; l’acteur qui s’oppose à un éditorial paru dans un important journal national ; des écrivains et des artistes qui dénoncent les vieilles pratiques culturelles ; des économistes qui proposent des formes nouvelles de propriété en coopérative ; des communistes de base qui présentent des propositions de réforme pour développer le socialisme ; des sociologues et des psychologues qui analysent la question de la pauvreté à Cuba ; de jeunes publicistes qui organisent des débats sur des thèmes d’actualité. Ils utilisent tous les possibilités offertes par le cyberespace.

Ceux qui y voient un affaiblissement de la révolution se trompent. Mais il s’agit bien d’un défi à la tranquillité où fermentent bureaucrates et technocrates. Les acteurs de ces nouveaux espaces de débat permettent de construire ce que Gramsci appellerait un «consensus actif» - élément indispensable à la consolidation d’un projet socialiste. Le fait que Gramsci circule à La Havane n’est peut-être pas en soi une nouvelle, mais sa présence dans le cyberespace en est sans doute une : comme nouveauté, mais aussi comme espoir d’un peuple en un pari, celui qu’il fit de secouer le joug et l’aliénation du capitalisme.

José Luis Acanda Gonzalez, professeur de philosophie à l’université de La Havane.