Grippe aviaire : c'est l'Afrique qu'on assassine !

Par Patrice Debré, président du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), professeur d'immunologie à la Pitié-Salpêtrière, et Emmanuel Camus, directeur du département élevage et médecine vétérinaire du Cirad (LE FIGARO, 03/03/06):

Avant de devenir peut-être, à un terme inconnu, la pandémie (maladie humaine largement répandue) redoutée par certains, la grippe aviaire est d'abord une épizootie, maladie animale qui très exceptionnellement affecte l'homme (moins de 100 victimes humaines depuis le début de la crise). Les conséquences économiques de cette maladie animale déjà présente pourraient être graves en Europe. Cependant, l'Europe et la France en particulier disposent d'armes pour la contrôler : des services vétérinaires et des laboratoires efficaces, des réseaux de surveillance présents sur le terrain, des éleveurs bien formés et bien informés...

Par comparaison, en Afrique, les conséquences socio-économiques de la grippe aviaire devraient être beaucoup plus dramatiques. En Asie du Sud-Est, la Commission européenne chiffre les pertes à 140 millions de volailles et plusieurs milliards de dollars depuis deux ans.

L'ensemble du continent africain risque d'être rapidement infecté, au vu de la diffusion fulgurante de la maladie dans un de ses plus grands pays, le Nigeria. Or, la viande de volaille est la première protéine animale en Afrique (qui en compte peu) et la source de revenus d'appoint indispensables à la (sur) vie de millions de petits paysans. Les abattages de volaille nécessaires au contrôle de la maladie et les mortalités dues à la maladie vont donc avoir des effets négatifs sur l'alimentation de toute la population, comme sur les revenus des ruraux.

Même s'il y a eu des progrès notables dans l'organisation des systèmes de surveillance de maladies animales, notamment grâce au projet PACE (Pan African Control of Epizootics) financé par l'Union européenne, beaucoup reste à faire en matière d'alerte précoce, de diagnostic et surtout de contrôle des foyers en Afrique.

Sans jouer les Cassandres, on peut donc prévoir une implantation durable de la grippe aviaire en Afrique. Autrement dit, la présence d'un énorme foyer permanent au sud de l'Europe et la réapparition de la maladie avec les oiseaux migrateurs, à chaque printemps.

L'Europe a ainsi le double devoir de se mobiliser pour le contrôle de la grippe en Afrique : par un nécessaire souci humanitaire et de collaboration scientifique et médicale sur l'émergence d'une pandémie, par mesure de protection de ses propres élevages.

Mais contrôler la grippe aviaire signifie avant tout de mieux connaître cette maladie extrêmement complexe. De nombreuses interrogations persistent en effet : comment est introduit le virus dans un pays neuf ? Comment ce virus diffuse-t-il dans ce pays et dans les pays voisins ? Comment le virus persiste-t-il dans un pays ? Quel est l'impact économique d'une crise sanitaire majeure ? Comment reconstruire une filière avicole en tenant compte de la grippe aviaire ?

Mener des recherches en Afrique sur ces aspects relève certes de la responsabilité directe des Africains eux-mêmes, mais cela légitime aussi des financements et des partenariats européens. Jamais peut-être, en matière de santé animale, la solidarité Nord/Sud n'a été aussi nécessaire.

La communauté internationale sous la houlette de l'OIE et de la FAO s'est engagée dans la lutte contre la grippe aviaire au moyen d'abattages, de vaccinations, de formations et d'actions d'évaluation du risque en recherchant le virus dans les oiseaux sauvages, mais elle ne s'est pas encore suffisamment mobilisée pour développer des recherches sur les aspects épidémiologiques socio-économiques, physiopathologiques, thérapeutiques et de prévention de l'infection. Une mobilisation urgente est maintenant nécessaire sur tous les fronts de la connaissance de la maladie, en accélérant les délais traditionnels (un à trois ans) nécessaires au montage des projets de recherche, en mobilisant un partenariat Nord/Sud.

Grâce à ses organismes de recherche dédiés aux pays en développement (Cirad, IRD, Institut Pasteur), grâce aux recherches qu'elle développe sur son territoire (Afssa, Inra, Inserm...), grâce aux partenariats développés de longue date avec de nombreux pays africains sur des thématiques de recherche en santé animale, la France peut initier et coordonner ces actions de recherche avec les chercheurs africains et avec d'autres partenaires européens.

Il reste qu'au-delà de la grippe aviaire, particulièrement exemplaire sur le plan de sa contagion depuis l'Asie vers l'Europe, les maladies émergentes, humaines et animales (et parfois les deux) vont devenir de plus en plus présentes dans le paysage mondial. Il faut y voir plusieurs raisons : le changement climatique, les modifications profondes des paysages agricoles, les échanges accélérés, la dégradation des services de santé dans certains pays du Sud. La réapparition de la fièvre du Nil occidental en Camargue, l'arrivée de la Bluetongue (maladie des ovins) en Corse, le chikungunya à la Réunion en témoignent. Ainsi pour le Sud comme pour le Nord, les pays occidentaux devront de plus en plus s'investir dans le contrôle de ces maladies et dans les recherches menées, notamment au Sud, à travers un partenariat renforcé.

A travers la science et son impact sur la santé, la solidarité Nord/Sud est plus que jamais nécessaire.