Dans la région camerounaise de l’Extrême-Nord, les forces de défense et de sécurité affrontent depuis 2014 le mouvement djihadiste Boko Haram, apparu au Nigeria. Au moins 1 900 civils et 200 militaires ont été tués par Boko Haram, et l’Extrême-Nord compte aujourd’hui 240 000 déplacés internes. Mais ce sinistre état des lieux ne dit rien des problèmes sociaux liés au conflit, en particulier des grossesses adolescentes, des mariages d’enfants et de la situation des enfants victimes de Boko Haram.
A l’occasion de travaux de recherche à Maroua, Mokolo, Mora et Kousseri, en février et mars, portant sur les comités de vigilance et les combattants de Boko Haram qui se sont rendus, International Crisis Group (ICG) a pu approfondir son analyse de ces aspects généralement méconnus du conflit, auxquels le gouvernement camerounais comme les donateurs internationaux devraient porter une plus grande attention.
Des militaires en position de force
Avant le conflit, l’Extrême-Nord était déjà l’une des régions comptant le pourcentage le plus élevé de grossesses adolescentes et de mariages d’enfants. Selon le Fonds des Nations unies pour la population (Fnuap), en 2011, parmi les jeunes filles âgées de 20 à 24 ans, 12,5 % avaient eu un premier enfant avant l’âge de 15 ans (contre 6,4 % à l’échelle nationale) et 47,2 % avant 18 ans (contre 29,9 %).
S’agissant des mariages d’enfants, selon le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef), en 2013, 31,9 % des jeunes filles de l’Extrême-Nord étaient mariées avant l’âge de 15 ans (contre 13,4 % à l’échelle nationale) et 67,7 % avant 18 ans (contre 38,4 %). Depuis 2014, ces deux tendances s’accentuent dans la région alors qu’elles reculent dans le reste du pays.
En raison du conflit, les militaires sont parfois les seuls jeunes hommes présents dans certaines localités, ceux originaires de la zone ayant rejoint Boko Haram, ayant été tués ou étant partis pour gagner leur vie, se mettre en sécurité ou échapper aux recrutements forcés de Boko Haram et aux soupçons des forces de sécurité. Disposant du pouvoir et de ressources financières dans un contexte de forte précarité, les militaires sont en position de force vis-à-vis des jeunes filles. Dès lors, il n’est pas toujours aisé de déterminer si les relations sexuelles sont consenties. Mais des cas de viol sont avérés.
Dans le climat qui a prévalu de 2014 à 2017, entre suspicions et délations, certaines jeunes filles ont cherché des partenaires militaires pour protéger leurs familles. Des soldats ont par ailleurs imposé des relations sexuelles à des jeunes filles en les menaçant d’accuser des membres de leur famille d’appartenir à Boko Haram. Ces jeunes filles de l’Extrême-Nord ne sont évidemment pas tombées enceintes que de militaires, mais aussi de civils, voire de membres de Boko Haram.
Dans le village de Salack, où se situe le quartier général pour la région du Bataillon d’intervention rapide, 263 grossesses adolescentes ont été recensées en 2017, selon une étude de la Mission catholique qui n’a pas été rendue publique. Ce serait trois fois plus qu’avant le conflit. Le pourcentage de mariages d’enfants augmente aussi, car la précarité et la raréfaction des ressources sont telles que de nombreuses familles poussent leurs jeunes filles à se marier le plus tôt possible. D’autres jeunes femmes se prostituent.
Plus généralement, il faut s’interroger sur les nouvelles formes de parentalité et leurs conséquences dans la région. Ainsi, les familles monoparentales et les femmes chefs de ménages sont désormais nombreuses dans certaines localités, ainsi que parmi les communautés de déplacés, car les hommes ont souvent été plus ciblés que les femmes lors des attaques de Boko Haram.
Enfants soldats, orphelins et blessés
Le conflit avec Boko Haram a touché les enfants de diverses manières. L’Extrême-Nord compte aujourd’hui des milliers d’enfants soldats, d’orphelins ou d’enfants blessés dans des attentats perpétrés par le mouvement djihadiste. Mais peu de moyens sont alloués à leur prise en charge, qui n’est pas une priorité des pouvoirs publics et des ONG. Ainsi, l’Institution camerounaise de l’enfance (ICE) manque cruellement de moyens et de soutiens. Depuis 2015, cet organisme basé à Maroua et rattaché au ministère des affaires sociales est l’une des rares structures à suivre des enfants victimes de Boko Haram ainsi que des mineurs détenus en raison de leurs liens avec le mouvement.
Parmi les enfants pris en charge par l’ICE, ceux ayant appartenu ou collaboré avec Boko Haram sont pour la plupart des jeunes garçons et venant des villes frontalières les plus touchées par le conflit que sont Kolofata, Banki, Amchidé, Fotokol et Goulfey. Ils sont très majoritairement camerounais. Leur âge varie de 4 et 18 ans, mais la plupart ont entre 13 et 16 ans. Au sein de Boko Haram, la plupart étaient chargés de diverses corvées (puiser de l’eau, cultiver la terre, porter des messages et acheter des choses), mais certains officiaient comme guetteurs ou espions. Un tiers d’entre eux étaient des combattants. Certains ont suivi leurs parents quand ces derniers ont rejoint Boko Haram, d’autres ont été enlevés.
La plupart des enfants ont été amenés à l’ICE par l’armée. Certains présentaient des signes de « radicalisation », selon les responsables de l’institution : ils refusaient de serrer la main des femmes ou de jouer avec des non-musulmans. Pour les « déradicaliser », l’ICE a fait appel à un imam et associé dialogues éducatifs, activités de groupe et animations socioculturelles. Les pensionnaires sont pris en charge dans l’enceinte de l’ICE et le site n’est pas clos. Selon le directeur, « la clôture est psychologique. Les enfants sortent et reviennent, ils ne vont pas loin. Un imam intervient chaque semaine pour des entretiens individuels et collectifs avec ceux qui sont radicalisés. Nous leur offrons aussi des jeux de rôle, des sketchs, des jeux de société et nous observons leurs attitudes ».
Les pensionnaires de l’ICE restent en moyenne un an, voire deux pour quelques-uns, surtout des Nigérians, Nigériens, Tchadiens et Centrafricains, en raison des difficultés à identifier leurs parents. En trois ans, l’ICE est parvenu à réinsérer 275 enfants enrôlés comme membres ou collaborateurs de Boko Haram dans leur famille d’origine. En mars, seuls douze enfants étaient encore pensionnaires à l’ICE, leurs familles n’ayant pu être identifiées. L’un des enfants recueillis par l’institution, un ex-combattant surnommé « Général » et décrit par les responsables de l’ICE comme « radicalisé », s’est échappé en août 2017.
Petite délinquance et criminalité
Avec seulement cinq employés et un budget annuel de moins de 100 millions de francs CFA (moins de 150 000 euros), l’ICE a des ressources très limitées, d’autant qu’elle s’occupe aussi de la réinsertion dans des familles de mineurs libérés de la prison de Maroua. Aucun psychologue professionnel ne suit les pensionnaires, et le personnel de l’ICE doit de facto assumer ce rôle. Ainsi, en lieu et place d’un programme de scolarisation, l’ICE a initié un programme d’alphabétisation. Selon le directeur, « certains enfants parviennent à dire des phrases en français après un an », ce qui représente un progrès dans cette région, la plus pauvre du Cameroun et celle où le taux de scolarisation est le plus faible.
Occasionnellement, l’ICE obtient un soutien du Comité international de la Croix-Rouge, du Fnuap, du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et d’associations locales comme l’Association pour la protection des enfants éloignés de leurs familles (Apeef). Mais ces soutiens sont plutôt modestes et se limitent parfois à des formations pour son personnel.
A cause de ce manque de moyens, l’ICE a récemment renoncé à prendre à charge des enfants enlevés par Boko Haram ou nés en captivité qui faisaient partie d’un groupe de 410 anciens captifs arrivés dans le département du Mayo-Tsanaga en 2017. Par ailleurs, certains des mineurs réinsérés dans leurs familles retombent dans la petite délinquance et la criminalité, car les réinsertions ne s’accompagnent pas d’un véritable suivi ou d’une aide matérielle pour favoriser la scolarisation et l’insertion économique des anciens pensionnaires.
Pour leur réinsertion économique, les pensionnaires privilégient les métiers de la menuiserie, de la mécanique et de la couture, qu’ils pratiquaient parfois déjà au sein de Boko Haram. Ces métiers se trouvent aussi être les plus prisés par les anciens membres combattants adultes de Boko Haram. Ils sont réticents à opter pour le commerce, car les échanges commerciaux avec le Nigeria – principal débouché des produits de l’Extrême-Nord – restent fortement perturbés.
Ouvrir une enquête sur les cas de viols
Le Cameroun fait face dans l’Extrême-Nord à l’un des défis sécuritaires les plus importants de sa jeune histoire. Les difficultés économiques persistantes et même les questions du développement et de la réforme de la gouvernance locale ne doivent pas masquer des problèmes sociaux importants qui découlent du conflit avec Boko Haram.
Le gouvernement et les donateurs prennent actuellement conscience de la nécessité de financer la démobilisation et la réinsertion des membres de Boko Haram ainsi que d’une partie des membres des comités de vigilance, car cela permettrait d’accélérer les redditions des combattants camerounais et d’empêcher un possible basculement de certains comités de vigilance dans le banditisme et divers réseaux criminels après le conflit.
Dans la même perspective, ils devraient renforcer leur aide à la réinsertion socio-éducative et économique des enfants victimes de Boko Haram, dans le cadre d’une politique cohérente, et leur soutien aux familles monoparentales. Le ministère de la défense devrait également ouvrir une enquête sur tous les cas de viols ou abus sur mineurs commis par les militaires et sanctionner les auteurs le cas échéant. Il devrait enfin incorporer au règlement intérieur de l’armée et de la police des dispositions encadrant les relations sexuelles entre forces de sécurité et populations dans les zones de conflit.
Hans De Marie Heungoup, Senior Analyst, Central Africa.