Guerre commerciale : « L’avertissement de Barack Obama en 2010 est resté lettre morte »

« A l’avenir, aucune nation ne devra considérer que son chemin vers la prospérité est simplement pavé de ses exportations vers les Etats-Unis. » Contrairement aux apparences, Donald Trump n’est pas l’auteur de ces mots qui ciblent les pratiques commerciales de Pékin et de Berlin. Ce sont ceux de Barack Obama, prononcés lors du G20 de Séoul, en novembre 2010.

Dix ans après, le diagnostic formulé par l’ancien président américain – rejeté alors par les membres du G20 – sert aujourd’hui de fondement à la guerre commerciale déclarée par Donald Trump. L’avertissement de 2010 sera resté lettre morte, et les machines à produire des excédents commerciaux que sont la Chine et l’Allemagne – et désormais la zone euro dans son ensemble – ont aggravé le problème plutôt que de le corriger.

Les excédents allemands n’ont que peu à voir avec la qualité incontestable de la production du pays. Ils sont en réalité le résultat d’une politique économique de pression sur les salaires, qui réduit la part de la consommation dans le PIB allemand. De façon mécanique, elle accroît le profit des entreprises, et donc leur taux d’épargne. Entre 2004 et 2008, un transfert de richesse équivalent à près de 6 points de PIB est passé des consommateurs aux entreprises.

Consolidation budgétaire

Après la crise de 2008, l’Etat allemand a pris le relais en faisant de la consolidation budgétaire un objectif prioritaire. Ici encore, le taux d’épargne public a été forcé à la hausse. Car si Berlin baissait les impôts sur les ménages plutôt que de générer un excédent budgétaire, la consommation serait alors favorisée, entraînant par là même une hausse des importations et une réduction de l’excédent commercial.

L’excédent commercial n’est donc pas le produit de la bonne performance exportatrice allemande – qui n’est pas contestée – mais le résultat d’une répression de la consommation, ce qui permet d’importer moins, relativement à ce qui est exporté dans les pays qui bénéficient d’une croissance plus forte de la consommation. Les autres membres de la zone euro se sont chargés d’absorber les excédents allemands entre 2000 et 2008 ; les Etats-Unis ont pris le relais par la suite.

Les politiques d’austérité salariale et budgétaire menées dans l’Europe des années 2010 et 2011 ont été les répliques, plus ou moins intenses, de ce modèle allemand. Résultat, la zone euro affiche un excédent commercial sur le reste du monde. Une stratégie économique qui peut se résumer à du « vol de croissance », puisqu’il s’agit de compter sur la croissance de la consommation des autres pays – tout en réprimant la sienne – pour financer son développement économique. Ce qui explique le mécontentement de Barack Obama en 2010.

Les autres pays forcés de s’ajuster

Cette technique a été utilisée à un niveau industriel par la Chine dès son entrée au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en décembre 2001. Entre 2000 et 2010, le taux d’épargne national est passé de 36 % du PIB – un niveau déjà exceptionnel – à plus de 50 % ! Mécaniquement, la part de la consommation des ménages s’est écroulée sur la même période, et l’excédent commercial a explosé. La Chine exporte en masse, mais empêche les importations de suivre le même mouvement. En produisant bien plus qu’elle ne consomme, la Chine force les autres pays à s’ajuster, notamment par la hausse du chômage (« Excess German Savings, Not Thrift, Caused the European Crisis », Michael Pettis, Carnegie Endowment for International Peace, mai 2013).

Le résultat de la manœuvre est aujourd’hui bien décrit par la littérature économique : destruction de 3,4 millions d’emplois aux Etats-Unis de 2001 à 2017 (« The China Toll Deepens », Robert E. Scott et Zane Mokhiber, Economic Policy Institute, octobre 2018), et près de 300 000 emplois détruits en France de 2001 à 2007, selon une étude de la Banque de France de février 2018. Une situation d’autant plus difficile à admettre que Pékin a déployé tous les outils possibles pour parvenir à ce résultat : manipulation du yuan, transfert ou vol de technologies et de propriété intellectuelle, subventions de l’Etat aux secteurs exportateurs, ou encore restriction des accès aux entreprises étrangères, et ce, tout en bénéficiant du statut de « pays en développement » au sein de l’OMC.

C’est alors que Xi Jinping choisit de lancer, le 19 mai 2015, le plan Made in China 2025, dont l’objectif assumé est de limiter au maximum les importations. De nombreux investisseurs comprennent alors que l’espoir d’un véritable accès au « plus grand marché du monde » pourrait n’avoir été qu’une illusion. Quelques mois plus tard, Donald Trump était élu à la Maison Blanche.

Concurrence déloyale

A l’exception logique de l’Allemagne, Etats-Unis et Europe ont souffert de la concurrence déloyale menée par la Chine depuis son entrée dans l’OMC en 2001. Un front uni aurait dû s’imposer depuis longtemps, ce que Pékin tente d’éviter en cherchant à faire diverger les intérêts européens et américains. Cela explique notamment pourquoi la Chine a relevé ses tarifs douaniers sur les produits américains tout en les réduisant sur les produits européens, dans le secteur du luxe par exemple. Pourtant, absorbant l’équivalent de 1 000 milliards de dollars par an de biens et services chinois, un alignement des positions américaines et européennes ne laisserait que peu d’options à Pékin.

C’est qu’au sein même de la zone euro, la question reste délicate. L’unité politique des 19 membres est menacée par la divergence des intérêts économiques. Selon les chiffres de l’institut statistique allemand Destatis, 60 % des excédents commerciaux de Berlin se concentrent sur trois pays : les Etats-Unis (48 milliards d’euros), le Royaume-Uni (44 milliards), et la France (40 milliards). Paradoxalement, le profil économique de la France place Emmanuel Macron face à un dilemme. S’opposer aux Etats-Unis de Donald Trump, dont l’objectif à terme est de forcer l’Allemagne et la zone euro à corriger leurs excédents, ne sert pas l’intérêt économique de Paris. Mais ne pas s’y opposer, c’est prendre le risque de fracturer l’Union en jouant contre Berlin.

Il n’existe qu’une seule issue raisonnable au défi européen actuel : traiter les causes du mal en soutenant des politiques de croissance qui auront pour effet de corriger les excédents commerciaux sur les Etats-Unis et, surtout, sortir l’économie du continent de son anémie structurelle. Christine Lagarde aura la capacité, dès le 1er novembre, d’ajuster la stratégie de politique monétaire de la zone euro à cet effet, tout comme le gouvernement allemand devra augmenter les salaires et réduire ses excédents budgétaires. Et si l’Europe veut éviter d’être prise à son propre jeu en voyant la Chine profiter d’une telle relance européenne, elle pourra utilement interroger la nature véritable des pratiques commerciales de Pékin.

Nicolas Goetzmann est responsable de la recherche et de la stratégie macroéconomique à la Financière de la Cité.

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