Haïti : crime de lèse-développement

Des manifestants réclamant la démission du président Jovenel Moïse, à Port-au-Prince, le 18 novembre. Photo Valerie Baeriswyl. AFP
Des manifestants réclamant la démission du président Jovenel Moïse, à Port-au-Prince, le 18 novembre. Photo Valerie Baeriswyl. AFP

Le traître, le film de Marco Bellocchio, occupe les écrans de nos cinémas. Un repenti mène les juges au cœur de la mafia sicilienne, puis à un procès si énorme qu’il faut bâtir une salle spéciale. Même protégés à grands frais, des témoins, des magistrats ou des journalistes laissent leur peau dans les procès anticorruption. L’autoroute explose au passage de la voiture blindée du juge Falcone.

En Haïti, les juges ne sont protégés de rien. Par peur ou par habitude, ils s’en prennent rarement aux puissants. Les voleurs de mangues peuvent croupir des mois en prison faute d’instruction, les dealers n’y traînent pas longtemps, l’instruction des gros poissons s’enraie dès les premiers interrogatoires. Les deux rapports 2019 de la Cour des comptes n’en sont que plus inattendus et méritoires. Ils rapportent. Utilement. Mais ne jugent pas.

Faisons simple : Le Venezuela et des Etats du Caricom (la communauté caribéenne) ont créé le fond Petrocaribe. Une part de la facture pétrolière se paie cash, le reste à crédit, à bas coût et long terme. De quoi soutenir des projets de développement en Haïti. Ces facilités ressemblent à des ristournes consenties par le fournisseur. Depuis 2008, somme investie dans les projets : 3 milliards d’euros sur dix ans. Pas rien ! L’équivalent d’un budget annuel d’Haïti. Investis ? Non, en fait détournés par une partie de la classe politique, à coups de projets bidon et de marchés opaques. Ont émargé des hauts fonctionnaires, des ministres, à commencer par les Premiers, et deux présidents de la République, le précédent et l’actuel, Jovenel Moïse. Il s’agit du hold-up le plus rémunérateur de l’histoire d’Haïti, qui n’en manque pas. Jean-Claude Duvalier, entre 1971 et 1986, apparaît comme un gagne-petit : il n’avait escroqué qu’un petit milliard aux dépens des projets de développement des bailleurs internationaux.

La protestation dure depuis des mois. Le régime y répond d’abord par la répression, alternant les gaz et les balles réelles : des dizaines de morts chez les manifestants, des menaces contre ceux qui enquêtent. Les gros bâtons et les gros bras laissent parfois place à des propositions de dialogue. Quelques bons samaritains parlent de «conseil national de transition» ou des «états généraux de la nation». Pour négocier sur quoi ? La population exige le départ et la traduction en justice d’une mafia qui s’accroche aux postes clés.

Jamais la situation n’avait atteint pareil paroxysme d’incertitude et de dénuement depuis le coup d’Etat de 1991, ou l’après-séisme de 2010. Le pays est à l’arrêt. Les communications souffrent des barrages routiers et les écoles sont fermées. Habitué depuis des lustres au mode survie, Haïti approche du collapsus. Le PIB stagne quand la population augmente. La gourde s’effondre. Les importations renchérissent les prix, l’agriculture locale, premier employeur, peine. L’approvisionnement en pétrole est irrégulier, l’électricité un luxe. Les deux tiers de la population vivent avec 2 euros quotidiens quand 1% détient 40% des richesses. Chacun rêve d’émigration.

Haïti vit depuis des mois sans gouvernement : troisième année sans vote du budget. Impasse totale que la communauté internationale, parfois prompte à intervenir dans ce pays qui peine à s’appartenir, paraît ignorer. Ou pire, entériner. Les Haïtiens ne peuvent compter que sur leurs propres forces pour casser le système hypocrite et monstrueux qui se maintient. De basse intensité depuis longtemps, la lutte des classes se rapproche-t-elle de l’affrontement ?

L’ONU a certes dénoncé une répression disproportionnée. La communauté internationale – qui signifie d’abord Etats-Unis et Union européenne – se borne à des appels lénifiants au dialogue et à la concorde. Trump ne range-t-il pas Haïti, en 2018, dans «les pays de merde», selon sa propre expression ? A quoi le Premier ministre haïtien répondait qu’il ne pouvait avoir dit une chose pareille. Ah, servitude, quand tu nous tiens !

Non-intervention dans les affaires internes d’un pays souverain ? Un principe combien de fois bafoué depuis la première élection vraiment honnête de l’histoire d’Haïti, en 1990 ? Coup d’Etat soutenu par les Etats-Unis en 1991, récidive franco états-unienne en 2004, installation dans la foulée d’un exécutif docile, et d’une force «stabilisatrice» de l’ONU, modification du classement des candidats après le premier tour des présidentielles de 2011. Sans compter toutes les missions destinées à renforcer la justice (qui existe si peu) et l’état de droit, dont les conclusions remplissent les archives. Manque un audit de toutes les missions et coopérations, depuis quarante ans, dont on cherche en vain les traces dans les institutions ou sur le terrain ? Où sont passés les flux ininterrompus de conseils aux institutions et de projets financés sur papier, mais moins sur terrain. Pourquoi jamais, ou presque, de vérification ?

Du Chili au Liban, en passant par l’Irak, l’Algérie et d’autres, se lève un vent anticorruption. Haïti cumule, comparé aux autres, plusieurs handicaps : pas de matières premières, pas d’argent dans les caisses de l’État, pas de système fiscal efficace, pas d’enjeu stratégique majeur. Tant que le désastre social, écologique et migratoire est contenu, pourquoi s’en soucier ? Conséquence : on parle peu de ce pays-là, on attend la catastrophe tectonique ou systémique pour y songer.

Les grandes puissances préfèrent les fripouilles qu’ils connaissent à de nouveaux interlocuteurs, surtout des révoltés. On peut compter, après coup, sur leur réalisme. Le fameux pragmatisme. Ce qui ne laisse aux Haïtiens qu’un choix : chasser les prédateurs du sommet de l’Etat et tenter de construire l’alternative. Déjà, l’omerta, la loi du silence, a été brisée.

Une suggestion à l’adresse des parrains habituels d’Haïti : pourquoi pas, à la manière des Italiens, soutenir un pool de juges antimafia ? Poursuivre la corruption, ce crime contre le développement ? Construire à Port-au-Prince, qui manque tellement de bâtiments publics, une vaste salle équipée, au profit des profiteurs de Pétrocaribe, de leurs défenseurs et accusateurs, des journalistes et du public ? On pourrait, au préalable, sur écran géant, au Champ de Mars ou ailleurs, projeter le film de Bellocchio. Enfin une goutte concrète de justice face aux délinquants politiques ou économiques. Une vraie coopération. Et une première dans l’histoire bicentenaire du pays.

Christophe Wargny , Universitaire, auteur de différents ouvrages sur Haïti.

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