Haïti: le personnel humanitaire saisi par l’ampleur du désastre

La tragédie vécue depuis le 12 janvier 2010 par le peuple haïtien n’est pas seulement la pire qu’ait eu à connaître ce pays depuis des décennies, mais elle est celle par laquelle tous les schémas rassurants élaborés par les meilleurs spécialistes éclatent.

Avec le tsunami de 2004, les professionnels de l’aide humanitaire croyaient avoir touché au paroxysme de la destruction physique et humaine. Ils en avaient tiré les leçons, adaptant leurs méthodes d’intervention et leurs modes de coordination pour de futures interventions à grande échelle.

Haïti et sa population meurtrie viennent bouleverser ces acquis et jeter le doute sur la capacité de la communauté internationale à faire face aux désastres.

Comment faire pour surmonter les obstacles physiques, structurels, politiques et émotionnels qui donnent à la catastrophe haïtienne une densité jusqu’alors largement inconnue?

Lorsque le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) titre son bulletin d’information du 18 janvier: «En Haïti, la situation est véritablement catastrophique», il reflète le désarroi des secouristes à venir en aide, rapidement, à des centaines de milliers de personnes survivant pour la plupart dans la rue, alors que les acheminements de matériel, d’eau et de vivres parviennent tout juste à couvrir, de manière sporadique, les besoins de quelques milliers, voire quelque dizaine de milliers d’entre elles.

Aux appels à l’aide des malades et blessés, le Dr Olivier Hagon, de l’Aide humanitaire de la Suisse, ne peut répondre, dans un premier temps, que par des paroles apaisantes et des promesses de renforcement de son action en attendant des jours meilleurs. Une équipe médicale travaille depuis peu à l’Hôpital universitaire de la capitale, où trois salles d’opération ont pu être réhabilitées.

La disproportion entre besoins de première urgence et capacité d’y répondre tout de suite dessine un gouffre béant qui donne le vertige.

Le ravitaillement, les soins médicaux et chirurgicaux, la recherche des familles, tout est prioritaire. Alors que l’aide internationale s’organise sous la direction du Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA), l’impression demeure qu’il est davantage question de mettre en place des systèmes, d’attribuer des rôles et de lancer des appels de fonds plutôt que de rechercher des solutions immédiates pour le déploiement sur le terrain. Des ONG s’y emploient, mais leurs efforts sont encore loin de réussir à prendre en compte toute la dimension de la tâche.

Outre le fait que les services étatiques habituellement engagés aux côtés de la population font totalement défaut, les abcès les plus enflammés sont multiples:

D’une part, l’acheminement des secours. Le port de la capitale est toujours inutilisable; la capacité de l’aéroport, désormais opéré par les spécialistes américains qui tentent de faire des miracles, reste modeste comparée aux besoins, et nombre de vols sont détournés vers Saint-Domingue, pour un acheminement des denrées par la route, un processus très long et hasardeux; le carburant est rationné, les moyens de transport routiers encore insuffisants.

La sécurité devient un souci récurrent, aussi bien pour la population livrée à elle-même dans les rues de Port-au-Prince et dans les autres localités sinistrées que pour les intervenants humanitaires qui voient avec inquiétude l’augmentation des incidents violents causés par des éléments incontrôlés (prisonniers en rupture, gangs urbains ou individus isolés se livrant à des actes de rapine).

Enfin, la fin de la patience. Avec le temps qui passe sans que des progrès significatifs permettent de calmer esprits, les gens les plus pacifiques risquent de ne plus se contenir, l’attente faisant place au désespoir; c’est certainement l’un des aspects les plus difficiles à évaluer et à canaliser, d’autant que les populations démunies de tout voient le déploiement prioritaire de forces de sécurité destinées à protéger le personnel international comme une insulte à leur malheur abyssal.

Dans un environnement aussi délétère, il est sans doute trop tôt pour regarder au-delà de l’urgence. Et pourtant, il faudra bien étudier le caractère et la dimension de la reconstruction, les garanties que pourront offrir les futurs responsables de l’Etat haïtien, la répartition des responsabilités entre intervenants étatiques et entités privées.

La future conférence internationale des pays donateurs, qui se préparera le 25 janvier à Montréal, apportera certaines réponses. Mais il faudra aussi s’interroger sur les raisons de l’absence à ce jour, dans une région aussi vulnérable, de véritables mesures de réduction des risques face aux multiples désastres naturels dont la fréquence et l’intensité ne se démentent pas.

Le fossé entre les politiques internationales et leur application aux plus déshérités ne cesse de s’accroître. Il y a les pays gagnants et ceux qui sont les oubliés de cette loterie. Haïti ne connaît que trop bien la place qu’elle a occupée jusqu’ici. Peut-être la présente tragédie lui donnera-t-elle une chance de briser le signe indien à l’appui d’une réhabilitation efficace et humaine

Michèle Mercier, consultante indépendante spécialisée dans les questions humanitaires.