Haïti : le pouvoir entre massacres et impunité

Manifestation le 23 novembre 2018 à Port-au-Prince, soit dix jours après le massacre de La Saline. Photo A. M. Casares. Reuters
Manifestation le 23 novembre 2018 à Port-au-Prince, soit dix jours après le massacre de La Saline. Photo A. M. Casares. Reuters

Les 13 et 14 novembre 2018, était commis le massacre de La Saline. Deux ans plus tard, les Haïtiens réclament toujours justice, alors que la dérive autoritaire du pouvoir s’accélère. Une campagne internationale a été lancée pour rompre le silence sur cette situation.

C’était il y a deux ans. Haïti était en effervescence. Au cours de l’été, le pays s’était soulevé. La colère contre la vie chère et celle contre la corruption s’étaient rejointes, au sein d’un mouvement social inédit, comme les Haïtiens n’en avaient peut-être plus connu depuis le renversement de la dictature de Duvalier en 1986. Des dizaines de milliers de personnes étaient dans les rues, demandant des comptes sur la somme de 1,5 milliard d’euros de l’accord Petrocaribe avec le Venezuela, destinée à des projets de développement, inexistants ou inachevés, surfacturés ou déjà à l’abandon, refusant la fatalité de la misère et de la dépossession.

Le 17 octobre 2018, une marée humaine avait manifesté dans Port-au-Prince et les diverses villes du pays. Une série de nouvelles mobilisations et de grèves était programmée un mois plus tard. Mais, le 13 novembre, à La Saline, un quartier populaire de la capitale connu pour sa tradition contestatrice, des gangs armés font irruption et sévissent plusieurs heures durant.

On comptera soixante-treize personnes assassinées, dont sept à coups de haches ou de machettes. L’identité de plusieurs d’entre elles n’a pu être confirmée ; les corps ayant été mutilés, certains décapités, brûlés et abandonnés dans une décharge publique à la merci des animaux. Onze femmes ont été violées. Dans au moins deux cas au cours de viols collectifs commis dans leurs maisons, devant leurs parents ou enfants.

La police, pourtant alertée, n’est pas intervenue. Les médias internationaux, plus habitués à regarder Haïti avec les lunettes de la catastrophe et de l’humanitaire, en ont à peine parlé. Les Etats-Unis, la France, l’Union européenne, les autres instances internationales ont «déploré» et «exhorté». Comme à son habitude, le président haïtien, Jovenel Moïse a répondu à ces déclarations dérisoires par des promesses tout aussi vaines.

Mais les acteurs haïtiens se sont mobilisés. Les ONG locales de droits humains ont publié des rapports sur le massacre, dont les principaux éléments ont été corroborés par les Nations unies. Au-delà de la responsabilité directe du policier Jimmy Chérisier, alias «Barbecue», c’est celle du pouvoir lui-même qui est mise en cause, à travers ses liens avec les gangs. Il est question d’«un massacre d’Etat».

Si la terreur perpétrée à La Saline n’a pas réussi à enrayer la dynamique des manifestations et de l’opposition au président Jovenel Moïse, de plus en plus contesté, elle a marqué un cap et le début de la stratégie du pourrissement. Le message semblait clair : le gouvernement ne reculerait pas et il était prêt à entraîner le pays dans une fuite en avant. En outre, il jouit d’une longueur d’avance sur la majorité du peuple : détenteur du pouvoir légal et courroie de transmission de Washington, il bénéficiait du soutien calculé ou résolu de la communauté internationale.

Les deux ans qui ont suivi lui ont donné raison. Au moins trois autres massacres se sont produits, les gangs armés se sont déployés, renforcés et même fédérés, l’insécurité a explosé. Les conditions de vie ont continué à se dégrader, et la dérive autoritaire du régime à s’affermir ; depuis janvier 2020, le pouvoir législatif est réduit à un tiers du Sénat, et le Président gouverne par décret. Le stock de regrets et d’exhortations des gouvernements étrangers n’est pas épuisé.

Aucune avancée de la justice dans le dossier Petrocaribe ni dans celui de La Saline. Pire, le Président vient de limiter le pouvoir de la Cour des comptes, à l’origine des rapports d’enquête sur la corruption à grande échelle au sein de l’Etat. En outre, en flagrante violation du droit et dans un contexte d’opposition exacerbée, Jovenel Moïse a annoncé la tenue d’élections et la réalisation d’une réforme constitutionnelle début 2021.

Le niveau d’accommodement de la communauté internationale est très élastique, selon que cela se passe à Caracas ou à Port-au-Prince. L’assassinat du bâtonnier du barreau de Port-au-Prince, maître Monferrier Dorval, fin août ? Celui d’Evelyne Sincère, 22 ans, séquestrée, battue, violée, retrouvée nue dans une décharge d’ordures début novembre ? Toutes les autres victimes dont, à l’initiative de Nou Pap Dòmi (Nous ne dormons pas), fer de lance des manifestations de 2018-2019, les Haïtiens sont appelés à dire et à diffuser les noms sur les réseaux sociaux, pour ne pas oublier ? On met tout cela sur le compte de l’insécurité, et on encourage le gouvernement à réagir.

Il n’y a pas d’événement «intolérable» ; c’est la révolte qui transforme en inacceptable des situations jusque-là banales ou annexées à la fatalité. Encore faut-il que cette révolte ne soit pas étouffée. C’est pour qu’elle soit entendue que, fin octobre 2020, a été lancée la campagne internationale «Stop Silence Haïti». Rassemblant près d’une centaine d’organisations françaises, haïtiennes, belges, canadiennes… ainsi que la Confédération syndicale internationale (CSI), elle appelle à un changement de politique de l’Europe.

«Si l’ennemi vainc, même les morts ne seront pas en sécurité», avertissait Walter Benjamin. Compter les morts, égrener les noms, rappeler les visages, regarder en face les corps et les blessures est affaire de justice. Du sort qui sera fait aux victimes des assassinats et massacres, aux accusations de corruption et de crimes, qui remontent jusqu’au sommet de l’Etat, à la soif de dignité des Haïtiennes et Haïtiens, dépend l’avenir du pays.

Frédéric Thomas, docteur en sciences politiques, chargé d’étude au Centre tricontinental (Cetri).

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