Haïti, pays-roseau

Le monde moderne a connu quatre grandes révolutions : américaine en 1776, française en 1789, Saint-Domingue en 1804 et russe en 1917. Mais celle de Saint-Domingue complète et couronne la révolution de 1789 en intégrant la femme et l'esclave.

Un ramassis d'esclaves arrachés d'Afrique et transplantés sur ce coin de terre a eu le génie de créer son véhicule de pensée (le créole haïtien), parlé par 100 % des Haïtiens, sa propre religion traditionnelle et originale (le vaudou haïtien), sa manière originale de vivre en famille.

Au lendemain de sa libération de l'esclavage, l'Haïtien a deux pays forgés sur un même territoire : l'un, à la manière de l'Europe et l'autre, à la manière de l'Afrique. Deux sociétés se chevauchent parallèlement avec deux modes de pensée, deux cultures. Sciemment, volontairement, nous avons produit ce pays. Mais malheureusement, il sera vite pris en otage par l'armée et la bourgeoisie locale. Ce coin va être transformé en une société d'apartheid ou baïonnettes et fusils feront la loi et le beau temps. "Konstitusyon se papye, bayonet se fe."

Je ne veux pas être méchant, ce n'est pas non plus le moment de l'être ; "sois gentil quand même, Francklin". Mais je me demande, si au départ, nos aînés, que je respecte, ne confondaient pas la notion même de la liberté. La liberté pour le nouvel homme libre ne signifiait-elle pas : avoir d'autres esclaves à son compte ? Aime Césaire écrit ceci : "Un pays est comme un arbre planté, c'est un mûrissement, une chaîne conçue anneau par anneau" ; mais les circonstances historiques, que je ne veux pas évoquer ici, font que nous avons mis en place un pays improvisé, "dans les airs". Nous avons raté la révolution industrielle, la révolution verte et, face à la mondialisation, que comptons-nous faire ? Cette catastrophe naturelle, qui s'abat sur nous au seuil de l'année 2010, peut-être un point de départ et une opportunité abyssale pour Haïti car toute crise est signe de croissance.

Pour avoir eu la chance de séjourner à Hiroshima, au Japon, et dans le désert du Sahara au Maghreb il y a moins de quatre ans, je ne veux pas laisser tomber les bras. Je demande solennellement à tous les Haïtiens, hommes et femmes, de se mettre immédiatement au travail pour reconstruire le pays. Nous sommes capables et nous devons le faire. Nous n'avons pas perdu une guerre mais une bataille. C'est vrai, le fait n'est pas inédit, le pays a connu des séismes de cette amplitude en 1778 et en 1842. Mais, à part quelques secousses sismiques de faible intensité, les catastrophes qui nous sont familières sont les cyclones qui touchent les petits pays, les pauvres des bidonvilles. Mais dans le cas de ce séisme d'aujourd'hui c'est l'élite intellectuelle, économique, ecclésiale et politique qui est majoritairement atteinte. Et c'est pour cette raison que la diaspora et la jeunesse haïtienne, qui représente plus de 60 % de la population, ont un rôle cardinal, urgent et indispensable à jouer.

Je savais que mon pays était aimé par tous les autres pays de la Terre mais la manifestation qui se dégage en notre faveur me sidère et me touche profondément. Reconstruisons, "reconstruisons" est le nom de la charité en Haïti. Dans les six mois à venir, nous devons être en mesure de produire à manger pour subvenir dans une large part aux besoins en nourriture.

L'Etat haïtien vient de faire l'acquisition de plus de 400 tracteurs, de motoculteurs, de pompes d'irrigation, d'achat de semences, de bus, de véhicules tout-terrain, une flotte d'équipements lourds… nous devons nous mettre au travail. Nous devons rapidement mobiliser notre jeunesse et lui proposer le défi d'aller dans les champs pour creuser des bassins piscicoles, planter des légumes, prendre soin des victimes en installant des abris provisoires pour les gens qui n'ont plus de maison, aider les gens à dépasser leur traumatisme.

Dans la deuxième phase, il faut participer à la reconstruction dans un genre de "plan Marshall" que nous devons concevoir nous-mêmes avec l'aide de la communauté internationale en endettant le pays.

Je formule le vœu, au moment où se prépare une grande conférence internationale sur Haïti, que les contributions de la communauté internationale, qui veut aider mon pays, soient rassemblées en un fonds commun, géré conjointement par le gouvernement haïtien et les bailleurs.

Jusqu'à présent, l'aide au développement a été trop fragmentée en une multitude de projets et d'opérateurs qui imposent chacun leurs propres procédures. Il faut redonner une capacité d'initiative aux Haïtiens eux-mêmes. Le cas d'Haïti exige de repenser l'aide au développement telle qu'elle est mise en œuvre actuellement.

Nous ne pouvons accepter de vivre éternellement au crochet des autres pays de la planète, c'est hypothéquer notre dignité et notre souveraineté de peuple libre, indépendant et fier. Nous ne devons et ne pouvons pas nous conduire en peuple arrogant et irresponsable dans la situation à genoux dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui.

Nous disons merci à tous les amis d'Haïti, du Monde, à tous les Etats, à la France et aux Etats-Unis en particulier. Nous vous serons éternellement reconnaissants.

Frère Francklin Armand