Haïti: priorité aux équipes médicales

Lorsque mardi 19 janvier, une journaliste de l’émission Infrarouge a demandé à une jeune Haïtienne si la Suisse avait eu raison de renoncer à envoyer son corps de secouristes à Port-au-Prince, la messe était dite: un énième sommet d’indécence médiatique allait être vécu. Poser cette question à un Haïtien, c’est lui poser la question suivante: «Considérez-vous que la Suisse a bien fait de renoncer à sauver peut-être votre mère?» A l’heure où la commémoration de la mort de Camus nous rappelle sa fameuse déclaration – «entre ma mère et la justice, je choisis ma mère» – la réponse est évidemment non, car un oui impliquerait d’accepter l’abandon de sa mère, de son frère, cousin ou ami sous les décombres. Intolérable: dans la même position, qui aurait répondu différemment? Pas moi.

Et pourtant. Ce que personne ne dira, ce que personne ne veut dire, c’est qu’en n’envoyant pas ce corps, la Suisse a épargné infiniment plus de vies que ces secouristes n’auraient jamais pu en sauver. Cette affirmation semble insupportable, mais il faut la soutenir, par solidarité avec les millions de victimes haïtiennes d’abord, et pour que l’évidence cesse d’être occultée et bafouée ensuite.

Comment la Suisse a-t-elle pu sauver davantage de vies en retenant au sol son équipe de secouristes? Pour le comprendre, il faut savoir qu’une catastrophe de cette ampleur a pour première conséquence (après les indicibles souffrances) d’induire le plus extrême goulet d’étranglement logistique imaginable. Ce goulet humanitaire est littéralement sans pareil dans aucune circonstance. Même les plus grandes batailles du XXe siècle n’ont pas placé les états-majors face à de telles impasses, car une bataille n’a jamais lieu sans une profonde connaissance de l’espace où elle va se dérouler et des goulets d’étranglements prévisibles. Or c’est exactement l’inverse dans un cas de catastrophe, qui se produit toujours là où on ne l’attend pas et qui provoque en quelques minutes un nombre de victimes infiniment supérieur à la plus sanglante des batailles. En termes de morts dans les 24 heures, les chiffres disponibles pour Port-au-Prince sont tout simplement supérieurs à ceux d’Hiroshima et de Nagasaki. Le «bouchon» est donc tel qu’il est inimaginable pour qui n’a pas observé de près ou vécu des situations semblables.

Face à cette donnée incontournable, les responsables des opérations sont contraints en permanence d’effectuer des choix cornéliens, et Port-au-Prince constitue à cet égard un cas d’école. Durant les deux premières semaines (et souvent plus), seules des opérations aéroportées peuvent acheminer en temps utile l’aide nécessaire. Or dans le cas précis, il n’existe qu’un seul aéroport, comparable à celui de Sion, avec une seule piste, et dont les infrastructures secondaires (terminaux, hangars, espaces ouverts, etc.) ont été en partie détruites. L’aéroport ne peut donc accueillir qu’un nombre très limité (et totalement insuffisant vu l’ampleur des besoins) d’avions, tout particulièrement durant les ­trois premiers jours, avant qu’un semblant d’organisation ne se mette en place. Cela signifie très concrètement que tout avion qui atterrit implique qu’un autre n’atterrit pas. Pour les responsables des secours, plus encore de leur envoi que de leur réception, le choix draconien à effectuer revient donc à «élire» les gros-porteurs dont le chargement assure le meilleur impact humanitaire – en d’autres termes, les avions qui seront à même de sauver le plus grand nombre de vies. Et c’est ici que les choses deviennent vertigineusement simples.

Une équipe de sauvetage implique une cargaison de 40 tonnes et une moyenne de 100 personnes, un peu moins qu’une équipe médico-chirurgicale et son bloc opératoire d’urgence. Mais quels sont les résultats prévisibles de l’intervention des uns et des autres? Dans le cas précis, les derniers chiffres disponibles sont que 1400 sauveteurs ont sauvé, en tout et pour tout, quelque 120 vies, soit moins de 20 personnes par jour. A l’inverse une équipe médico-chirurgicale équivalente peut procéder à plusieurs dizaines d’interventions chirurgicales. Sachant qu’une personne blessée sera condamnée à mort par la gangrène dans l’espace de quelques jours – rappelons que le séisme aurait fait quelque 250 000 blessés – cela veut dire que chaque fois que la priorité est donnée à l’atterrissage d’une équipe de sauvetage sur une équipe médicale, le «bilan humanitaire» est sinistrement négatif.

Se focaliser sur les équipes de sauvetage revient donc à privilégier une loterie totalement aléatoire, (est-ce cela qui séduit tant?) dont les bénéficiaires touchent l’«Euromillion». La seule différence est que pour les perdants, dans un cas ce ne sont pas de simples rêves qui sont brisés mais des milliers de vies qui sont sacrifiées, et pire encore elles le sont aussi (surtout?) pour étancher les soifs d’espoir qui font le beurre des chaînes de télévision de la planète.

Vu les choix implacables auxquels condamnent les situations extrêmes, la voix de la raison doit prévaloir. Or la raison implique que durant les 72 premières heures suivant une catastrophe, pas plus de 5% de tous les atterrissages possibles soient réservés aux équipes de sauvetage. Les médias doivent en être conscients. Il est de leur responsabilité d’exiger, dès le premier jour, la liste complète des vols, de leurs commanditaires et de leurs chargements. Cette mesure éviterait de stériles controverses tout en fournissant des données concrètes et analysables sur la qualité de la réaction internationale dans l’immédiat après-catastrophe. Cette mesure aurait également l’avantage de donner la priorité absolue aux équipements ayant un effet de levier maximal, comme ceux permettant une production massive d’eau potable.

La réponse à une catastrophe de cette ampleur constitue ainsi, sur le plan logistique, une gigantesque «opération de triage», au sens utilisé par les chirurgiens de guerre pour décider qui mourra et qui vivra au vu de ressources humaines et matérielles insuffisantes face à un afflux de blessés. Quand des dizaines de milliers de vie sont en jeux en l’espace de quelques jours, il n’y a pas de place pour la sensiblerie. Dûment alimentée par des médias ne résistant pas au sensationnalisme, l’opinion publique oscille entre fantasmes de surpuissance et d’impuissance aussi stériles l’un que l’autre. Avant tout donc: que cesse ce bal macabre où une poignée d’«élus» (à identité ressuscitée) ne l’est qu’au prix d’une avalanche de victimes aussi expiatoires qu’anonymes!

Nicolas Borsinger