Hobbes et le Léviathan pour repenser la crise du politique

La crise économique et financière qui traverse l’Europe depuis des mois met à rude épreuve un élément structurant de l’expérience du politique sur le continent, à savoir la relation entre les Etats et leurs sociétés.

Le sociologue américain Charles Tilly affirmait qu’à ses débuts l’Etat occidental moderne s’est institué par la pratique du racket, en exigeant des taxes et impôts aux sociétés en échange de sa protection contre les menaces extérieures et intérieures. Par la suite, le mouvement tend à équilibrer les intérêts des différents groupes sociaux qui constituent l’Etat, afin de s’assurer qu’aucun ne prenne le dessus aux dépens d’autres, pour mieux pouvoir protéger les citoyens et leur garantir un cadre de vie et d’épanouissement. Quatre siècles plus tard l’institution de l’Etat a consolidé sa légitimité partout.

On peut affirmer que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et jusqu’en 2009, les sociétés et les Etats européens ont réussi à se rejoindre sur les mêmes priorités – l’Etat-providence, l’Union européenne et la démocratie libérale.

Mais dernièrement, nous assistons à un divorce entre des Etats fragilisés et appauvris, et leurs sociétés mécontentes des mesures économiques et financières qui doivent semble-t-il être prises pour sauver un ordre économique et politique qui fonctionnait tant bien que mal.

Remonter jusqu’au XVIIe siècle, aux sources de l’Etat et de la philosophie politique modernes, permet de bien comprendre la situation présente.

Le XVIIe et le XXIe siècles en Europe ont plus en commun qu’on ne pourrait le penser de prime abord. Appelé par certains historiens le siècle de la crise généralisée (Eric Hobsbawm, Hugh Trevor-Roper) le XVIIe fut l’âge de la guerre civile anglaise et des guerres de religion ravageant l’Europe. C’était l’époque de la crise économique des cours royales de la Renaissance, dépensières à outrance et vivant de la vente de charges administratives, de titres de noblesse et de l’invention d’innombrables taxes et impôts pour financer des guerres.

Ces événements remettent en cause les fondements de l’organisation sociale et politique: courtiers et paysans, hommes d’Eglise et savants commencent à demander comment arrêter la guerre et ses effets dévastateurs.

A cette époque, Thomas Hobbes développe dans Léviathan une théorie autour de la relation Etat-société. A une époque de soulèvements contre le pouvoir absolutiste, Hobbes voit dans le Léviathan celui qui conduit les individus hors de l’état de guerre de tous contre tous dans lequel la peur règne en maître (l’état de nature). A noter que pour Hobbes la guerre n’éclate pas à cause de la vile nature de l’Homme, mais du fait que les individus appréhendent chacun le monde de manière différente; le conflit est potentiel et le symptôme d’un malentendu général et radicalisé. L’originalité de l’argument hobbesien est de suggérer que l’autorité première du Léviathan n’est pas celle qu’on imagine traditionnellement, c’est-à-dire d’inspirer la crainte et donc l’obédience (ceci étant plutôt un effet de son pouvoir). Au contraire, il s’agit d’une autorité politique et épistémologique, visant à ce que tous les citoyens appréhendent le monde de la même manière, surtout lorsqu’ils parlent de l’Etat et ses intérêts*. Le contrat social établi entre les citoyens et le Léviathan permet au plus grand nombre de se mettre d’accord sur le bien public. C’est un contrat de confiance par lequel on cède le pouvoir d’agir à son compte à une autorité supérieure, censée représenter et agir au mieux pour le bien commun. Hobbes reconnaît qu’une fois établi, le contrat est irrévocable. Mais la possibilité existe de résister au Léviathan quand celui-ci, par ses actes, met en danger la vie de ses sujets.

C’est l’argument de l’autorité épistémique et politique de Hobbes qui intéresse notre époque. Longtemps, le bien commun était défini par les Etats européens comme une combinaison d’éléments politiques, sociaux et économiques, généralement subordonnés au politique.

L’UE, par exemple, est présentée comme un projet politique réalisé avec des moyens économiques; l’existence de l’euro même est à la fois louée et décriée en tant que telle, car la crise a mis à nu combien la monnaie commune est peu soutenue par des mesures économiques et fiscales. Depuis au moins 20 ans les buts politiques ont été exprimés à travers le langage de la finance et en termes économiques; on parle de la rentabilité des Etats, on les évalue selon leur capacité de rembourser les dettes sur les marchés internationaux et moins selon leur aptitude à assurer une certaine qualité de vie à leurs citoyens. On oublie que ces dettes sont souvent contractées pour remplir des buts sociaux et des engagements politiques. Quelque part entre la conquête du plus grand bien pour la plus grande majorité et sa métamorphose en acteur des marchés et des bourses, dans une ironique perversion, l’Etat a sous-traité sa fonction (politique) première de héraut et gardien de la définition du bien commun, aux marchés, dont le fonctionnement rappelle l’état de nature.

Le tout de l’Etat a été remplacé par des acteurs – globalisés c’est vrai – qui ne représentent qu’une part de la réalité humaine, et qui n’en ont, donc, qu’une vision partielle. C’est cela que les sociétés reprochent aux Etats. A défaut de pouvoir sortir du contrat social symbolique, ce qu’elles demandent est le retour d’une perspective qui tresse de manière équilibrée les intérêts de chaque groupe.

Cette démarche ne peut être que politique – car le polis est la cité comme point de croisement des acteurs qui la constituent – et épistémique, car cela passe par la diversification des manières d’appréhender et d’exprimer les complexes réalités qui nous entourent.

Ruxandra Stoicescu, politologue.

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