Hommage à Boris Nemtsov, l’indomptable opposant au Kremlin

En août 1998, je venais d’avoir 15 ans. Boris Nemtsov était à l’époque vice-premier ministre. Mon père venait de m’amener à l’aéroport de Baïkonour. Il faisait plus de 40 °C, c’était juste après le lancement de la fusée Soyouz et nous attendions de décoller pour Moscou. A l’aéroport, mon père m’a appelée, solennel: «Regarde, c’est Boris Nemtsov». Il était venu rencontrer les cosmonautes et il rentrait à Moscou en même temps que nous. Il portait une chemise blanche immaculée. Il était jeune et beau. Nemtsov plaisantait et il portait un sac plein de pastèques de Baïkonour, particulièrement sucrées.

Des années plus tard, alors que je travaillais en France, j’interviewais Boris en direct pour ma radio. Il ne refusait jamais, même s’il était pressé. «Vas-y, vas-y, enregistre!» me disait-il.

Toutes ses interventions me reviennent à l’esprit aujourd’hui. Mes collègues français étaient ravis d’entendre une voix dissidente. Et quelle voix…

Lorsque j’ai commencé à travailler sur mon livre, Boris a immédiatement répondu présent. Nous avons abordé le sujet de la mort de l’avocat russe Sergueï Magnitski et la possibilité qu’une «loi Magnitski» soit adoptée en Europe. On comprenait qu’une loi de ce type ne serait pas votée facilement en Europe bien qu’elle fût en vigueur aux Etats-Unis. Boris pensait que la justice triompherait un jour. Pendant l’interview, il m’a précisé: «Le lobby pro-Poutine est fait de gens qui sont prêts à faire un pacte avec le diable, avec Poutine, avec n’importe qui. Ces gens n’ont aucun principe, ils sont pragmatiques, avides, cyniques, beaucoup sont comme ça en Europe. Et Poutine parie sur ces gens-là. Il pense que les Européens fonctionnent de cette manière. C’est une erreur. Mais c’est vrai qu’il a réussi à «schröderiser» l’Europe, à acheter des hommes politiques et des hommes d’affaires. Heureusement tout le monde n’est pas comme ça. Je crois qu’il n’a pas réussi à acheter tous les membres du Parlement européen».

Boris poursuivait sur Magnitski: «Pour moi, Sergueï est un martyr. Un innocent qui a été assassiné». Qui aurait pu penser que Boris Nemtsov deviendrait un jour lui aussi un martyr?

A propos de Poutine, Boris me disait: «Poutine et moi avons des perceptions complètement différentes du bien et du mal. Ce qui est bien pour lui est un péché mortel pour moi. Savez-vous quel est le problème majeur de Poutine? C’est qu’il méprise les dix commandements. Il pense que tuer n’est pas un péché, il pense que voler n’est pas un péché. Il pense que ces commandements ne sont rien à côté de la loyauté et de l’allégeance à sa propre personne. L’homme est profondément immoral. C’est la raison pour laquelle ce régime est profondément immoral».

En février 2014, je venais d’arriver à Moscou lorsque le tribunal condamnait huit manifestants de Bolotnaya et déclenchait en réaction une manifestation de soutien. On décidait avec Boris de se retrouver dans le centre de Moscou, sur la place Manezhnaya. Il était à l’heure alors que j’avais 20 minutes de retard. A mon arrivée, j’ai appris qu’il avait été arrêté.

Je l’ai retrouvé le 25 février au tribunal. Le député de la région d’Iaroslav, Boris Nemtsov, devait-il rester en prison pour avoir «désobéi à la force publique»? Boris plaisantait: «Tu vois, heureusement que tu étais en retard, sinon tu serais assise à côté de moi à cette heure-ci», me dit-il. La femme de Boris, Irina, lui a apporté un déjeuner qu’elle avait préparé. Boris a invité tout le monde à partager son repas avec lui. Juste après, il a appelé sa mère, Dina Iakovlevna: «Maman, ne t’inquiète pas, je vais bien. Nous attendons». «C’est une vraie mère juive», plaisantait-il après avoir raccroché. «Et toi Elena, tu devrais aussi manger. Dieu sait combien de temps nous allons rester ici».

Tout à coup, un journaliste est venu nous avertir qu’une reporter de Rapsi (l’agence russe d’informations judiciaires) assise au premier rang venait de recevoir un SMS: «Rien ne change pour Nemtsov». Nous avons compris que Boris purgerait complètement sa peine de 10 jours de prison, ce qui fut ensuite confirmé par le verdict. Nemtsov restait calme alors que moi je tremblais de colère. «Mais elle a reçu un SMS avant même que le verdict soit prononcé, comment est-ce possible?» m’indignais-je. «Tout est possible, ils font juste leur travail», m’a répondu Boris.

La dernière fois que j’étais à Moscou, c’était quelques jours avant le Nouvel An. Une fois de plus, une manifestation sur la place Manezhnaya se préparait, cette fois-ci pour soutenir Alexeï Navalny. Avant d’y aller, je devais remettre un paquet à un ami d’une connaissance à Paris. Apprenant que je m’apprêtais à aller à Manezhnaya ensuite (où Nemtsov se trouvait également), cet homme, que je connaissais à peine, n’a pas hésité à me donner son point de vue. «Poutine est la seule personne normale et il fait tout comme il faut. Et tous tes Navalny, Nem­tsov… Demain, si ma Patrie m’ordonne d’aller dans le Donbass, j’irai. Et si elle m’ordonne de prendre un fusil et d’aller sur ta Manezhnaya, j’irai aussi». Je me suis levée et je suis partie. Et tout comme ma première rencontre avec Boris Nemtsov lorsque j’étais adolescente, j’avais complètement oublié cette conversation jusqu’à ce vendredi 27 février lorsque j’ai reçu le SMS qui m’informait que Boris venait d’être tué. Il semble que la mère patrie a donné l’ordre de prendre un pistolet Makarov pour aller non pas à Manezhnaya, mais sur le pont Bolchoï Moskvoretsky, tout près du Kremlin.

Elena Servettaz, journaliste franco-russe.

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