Hommage à Palmyre

«Perle du désert», «Venise des sables», les images les plus flatteuses ne semblent pas suffire à rendre compte de la splendeur de Palmyre. Car ce qui frappe d’abord, c’est la beauté incomparable du lieu : une vaste oasis étalée au pied des chaînons montagneux qui barrent l’horizon à l’ouest, une pierre calcaire fragile aux couleurs changeantes selon les heures du jour. Mais Palmyre offre aussi un témoignage irremplaçable de la vie d’une oasis au carrefour des influences de la Méditerranée gréco-romaine et de la Mésopotamie parthe, des cultures de la Syrie des sédentaires et du monde des nomades du désert. C’est cela qui, sous nos yeux, disparaît dans la quasi-indifférence des responsables politiques occidentaux dont l’inaction et les reculades depuis plus de quatre ans ont largement conduit au désastre actuel.

Si le nom de Tadmor (nom arabe actuel) apparaît dès le XXe siècle avant notre ère et sporadiquement au XVIIIe puis au XIIe siècle, l’archéologie n’a pratiquement rien retrouvé de cette période ancienne de la ville. Cependant, les prospections allemandes des années 2000 ont permis de mettre en évidence l’importance de la ville hellénistique (IIIe-Ier s. av. notre ère) alors que seul émerge au-dessus du sol le quartier romain, celui qui fait l’admiration des visiteurs depuis la redécouverte du site par les voyageurs anglais d’Alep en 1691.

Pour l’historien, Palmyre entre dans son champ de vision avec un peu de netteté à partir de 41 av. notre ère. Marc Antoine lance alors les légions romaines contre la ville pour y faire du butin. Sans succès car les Palmyréniens, prévenus, ont fui vers l’est. Mais du moins apprend-on à cette occasion deux choses : que la ville est déjà riche, et qu’elle ne fait pas partie de la province romaine de Syrie. Mais déjà commence à se répandre dans la ville l’habitude grecque de graver dans la pierre certains textes officiels et l’usage même du grec apparaît avant la fin du Ier siècle av. notre ère. Entre 12 et 17 ap. notre ère sans doute, en tout cas avant 19, elle est annexée par Rome et devient une ville de la province romaine de Syrie. On en possède de multiples preuves, notamment la présence d’une garnison romaine, d’un poste de douane romain avec des publicains, et l’érection d’une statue à l’empereur Tibère entouré de ses deux fils en 19. Peu à peu, elle adopte les institutions d’une cité de la partie orientale de l’Empire romain, avec un conseil et des magistrats élus annuellement, et le grec se répand : les textes officiels de la cité sont gravés en grec sur les monuments publics, la version araméenne n’étant qu’une traduction souvent abrégée.

L’entrée de Palmyre dans l’Empire romain coïncide avec la décision des Palmyréniens de construire un nouveau quartier selon les canons esthétiques du monde gréco-romain. Commence alors à s’élaborer un vaste plan d’urbanisme sur la rive nord du wadi qui la traverse alors que le quartier ancien occupait la rive sud. C’est la «ville romaine» avec ses rues à colonnades, son arc, ses édifices nouveaux (agora, théâtre, salle du conseil, thermes), dont la construction s’étale jusqu’au milieu du IIIe siècle. Mais dès les premières années de l’annexion, les Palmyréniens entreprennent aussi de moderniser l’allure de leurs sanctuaires, et du plus fameux d’entre eux, celui du dieu majeur de la cité, Bêl.

C’est que la ville s’enrichit rapidement. Bien loin de la pénaliser, l’annexion par Rome lui permet de jouer pleinement le rôle qui est le sien depuis sans doute déjà longtemps : l’intermédiaire obligé des marchands qui veulent commercer avec la Mésopotamie et les régions situées au-delà. Les Palmyréniens ne sont pas eux-mêmes des marchands pour la plupart, mais des entrepreneurs de transport, des organisateurs de caravanes. Ils connaissent les routes, négocient avec les tribus, et surtout possèdent les chameaux indispensables. De plus, ils peuvent compter sur des relais, sous forme de comptoirs, dans plusieurs villes de Mésopotamie, Séleucie du Tigre, Babylone, Vologésias, et jusqu’au bord du golfe Persique (ou arabo-persique), à Spasinou Charax. La fortune de Palmyre provient de là, et non pas de quelconques péages qu’elle prélèverait sur les marchandises. D’ailleurs, les caravanes chargées à destination de l’ouest ne traversent pas Palmyre mais campent dans les caravansérails disposés à l’écart de la ville, pour des raisons d’hygiène d’abord, mais aussi pour éviter d’avoir à payer les taxes de l’octroi municipal.

La ville prospère donc, et paraît digne à l’Empereur Hadrien de recevoir sa visite en 130. Une belle inscription du temple de Baalshamin raconte comment un notable local a payé tous les frais du séjour impérial et de sa suite, et, en plus, a fait embellir le temple de Baalshamin. La ville s’en trouve honorée au point de porter désormais le titre de Hadrianè Palmyra. Mais son statut de ville de la province de Syrie ne change pas. Vers 212-214 sans doute, elle bénéficie d’une promotion juridique en devenant «colonie romaine», c’est-à-dire, en se voyant reconnaître le même statut que la ville de Rome, ce qui la dispense de payer le tribut. La ville adapte ses institutions publiques à son nouveau statut, mais reste, naturellement, plus que jamais dans l’Empire.

Ville romaine sur le plan politico-juridique, Palmyre n’en conserve pas moins une culture originale où se mêlent les influences de toutes sortes. Le panthéon est à lui seul une belle illustration de ce cosmopolitisme. On trouve à la tête de ce panthéon le dieu Bêl, nommé Bôl à l’origine, mais assimilé assez vite au dieu mésopotamien Bêl ; son nom primitif se retrouve dans les noms de ses acolytes, Aglibôl et Iarhibôl. Son sanctuaire se dresse à l’est de la ville, en bordure de l’oasis. Si le décor gréco-romain saute aux yeux (notamment les colonnades), l’organisation intérieure du temple est des plus traditionnelles, avec l’entrée sur le long côté ouest, les rangées de merlons sur le toit ou les hautes niches destinées à recevoir les statues divines. Son inauguration officielle, le 6 février 32, ne doit pas masquer que la construction des portiques se prolonge jusque sous Hadrien.

Baalshamin, le grand dieu des Syriens sédentaires, occupe un espace bien plus réduit au nord de la ville, mais, là encore, on observe la même juxtaposition entre décor gréco-romain (les colonnes de façade) et un intérieur à ciel ouvert où le dieu trône sous un dais.

A l’ouest de la ville se situe le temple d’Allat, la grande déesse des Arabes nomades, longtemps représentée sous les traits de l’Atargatis syrienne, mais assimilée aussi à Athéna dont une image finit par trôner dans le sanctuaire.

Le long de la grand-rue est-ouest enfin, le temple de Nabu abrite, en plus du dieu scribe mésopotamien, d’autres divinités originaires de la même région. Inventaire bien incomplet mais qui montre bien la variété des populations de l’oasis.

Ville sémitique, Palmyre voit néanmoins ses élites politiques et économiques adopter sans hésitation les coutumes gréco-romaines, le gymnase et les thermes, l’usage du grec, le port de la toge, du moins dans certaines circonstances, alors que dans d’autres (les fêtes religieuses, les banquets) triomphe le costume des gens du désert avec tunique et pantalon brodés. Les portraits des défunts qui peuplent les nombreux tombeaux collectifs témoignent de cette variété des costumes masculins alors que les femmes sont uniformément fidèles au costume traditionnel, avec voile et accumulation de bijoux.

Lorsque la Syrie affronte les invasions perses au milieu du IIIe siècle, c’est de Palmyre que surgit un notable, Odainath, sénateur romain qui coordonne les efforts, et parvient à vaincre les Perses. Après son assassinat dans des conditions obscures (en 267 ou 268), sa veuve, Zénobie - qui n’est pas reine de Palmyre mais porte le titre de reine car son époux s’était proclamé «roi des rois», c’est-à-dire roi des Perses - tente de faire reconnaître son fils, Wahballath, comme empereur de Rome, mais le refus du nouvel empereur proclamé en Occident, Aurélien, conduit à une guerre civile où Zénobie a le dessous. Zénobie est capturée en 272, mais la ville n’est pas détruite, même après une nouvelle révolte en 273. Cependant, la belle époque du commerce palmyrénien est finie. Lors de la paix de 298, les Perses imposent aux Romains de concentrer tout le commerce entre les deux Empires à Nisibe, en Haute-Mésopotamie. Palmyre survit comme une ville modeste dont la position stratégique reste appréciée : Dioclétien à la fin du IIIe siècle, Justinien au VIe siècle, les conquérants arabes à plusieurs reprises (encore au XIIIe siècle) ne cessent de la fortifier. Mais le site est devenu quasi désert lors de la visite des marchands anglais. Au début du mandat français, le village a retrouvé un peu de vigueur mais il tient tout entier dans l’enceinte du temple de Bêl.

Redevenue une grande étape, après la construction d’une route directe de Damas vers la vallée de l’Euphrate dans les années 80, Palmyre avait vu revenir les touristes, près de 150 000 avant la guerre. Quel avenir pour une ville désormais privée de son principal atout ? Car la destruction systématique par Daech des édifices les plus spectaculaires - après les temples de Baalshamin et de Bêl, on a appris, le 4 septembre, celle des tombeaux-tours de Jamblique et d’Elahbel - et le pillage de tout ce qui peut l’être, de quoi vivront les habitants de Palmyre ? Car la production de dattes, de grenades et d’olives n’est qu’un appoint pour la plupart des habitants, attachés à leur patrimoine. Après la joie de voir abattue la toute puissance du bourreau de Damas, gageons que la tyrannie de Daech, avec ses massacres mis en scène et la destruction systématique des ressources les plus sûres de Palmyre, doit plonger les Palmyréniens dans un désarroi infini. Quand les délivrerons-nous enfin ?

Par Maurice Sartre , Professeur émérite d’histoire ancienne à l’université François-Rabelais (Tours).

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