Hommes et bêtes, ennemis intimes

Peut-on exploiter les animaux, extraire leur lait, leur peau, leur viande? Séparer les petits des mères et les faire travailler comme bêtes de somme? Les obliger à pondre et à engraisser en batterie? Les enfermer et les priver de tout contact avec leur milieu de vie naturel? Les forcer au cannibalisme en les nourrissant de la farine de leurs congénères? Les massacrer à grande échelle dans des abattoirs géants mais discrets? Les exterminer en tant qu’espèces, comme le thon rouge, la baleine ou le gorille, pour en faire des sushis ou des condiments censés favoriser la virilité masculine?

A toutes ces questions, le commun des humains, pris d’un sentiment soudain de compassion et de révolte, a tendance à répondre non. Et pourtant c’est ce que l’homme, en tant qu’espèce, pratique tous les jours depuis deux à trois mille ans. La votation du 7 mars sur la protection des animaux et sur leur droit à disposer d’un avocat a le mérite de mettre le doigt sur la grande hypocrisie qui entache, dans la civilisation industrielle occidentale en tout cas, la relation entre humains et animaux.

Au moment où l’homme s’interroge sur ce qui fait son humanité et sur son rapport destructeur à la nature, et à l’occasion du bicentenaire de la naissance du grand naturaliste anglais Darwin, le 5e Festival francophone de philosophie, qui s’est déroulé à Saint-Maurice en septembre dernier, a tenté de faire le point sur le rapport de l’homme à l’animal, ces jumeaux qui se ressemblent tant et que tout oppose à la fois.

Petit rappel historique et culturel d’abord. Si la relation entre les hommes et les animaux a toujours posé problème, aucune civilisation, aucune culture ne l’a esquivée. Plusieurs religions, comme le jaïnisme, le bouddhisme et l’hindouisme, en vertu de la croyance à la réincarnation, ont même érigé le respect de la vie animale en principe sacré, bannissant toute consommation de viande. Idem pour les chamans sibériens et nord-américains. Les confessions qui se réclamaient de l’héritage grec et chrétien en ont également débattu: à chaque époque, il s’est trouvé de vigoureux défenseurs des animaux.

D’Epictète («tant que les hommes massacreront les animaux, ils s’entre-tueront») à Boris Cyrulnik («quand les hommes comprendront ce qu’ils ont fait aux animaux, ils se mettront à pleurer»), en passant par Saint-François d’Assise qui parlait aux oiseaux, les théologiens médiévaux qui se demandaient si les animaux avaient une âme (ce qui était en tout cas une manière de les mettre sur le même pied que les femmes!) à Descartes et sa théorie des animaux-machines, l’animal a toujours eu ses avocats, même s’ils concluaient qu’il était d’un rang inférieur à l’homme. La morale et l’éthique se sont souvent rangées aux côtés de l’animal.

Depuis Darwin, qui a remis l’homme au bout de la chaîne de l’évolution et non au commencement, c’est à une troisième révolution copernicienne que nous sommes invités et qui est au centre du débat contemporain. L’enjeu est d’importance puisqu’il s’agit de renverser la place de l’homme au sommet de la hiérarchie de la vie. Darwin, puis les recherches en génétique ont établi que l’homme n’est qu’un singe comme un autre et que, génétiquement parlant, il ne diffère pas plus du chimpanzé ou du bonobo qu’un orang-outan se distingue d’un gorille. Parallèlement, les éthologues et les primatologues, à la suite de Konrad Lorenz, de Jane Goodall et d’innombrables autres chercheurs ont démontré que les animaux possédaient un psychisme, une intériorité, une spontanéité et des sentiments aussi puissants que ceux des hommes à défaut d’être identiques. Ce que les éleveurs de vaches et de cochons savaient d’ailleurs depuis des siècles, même s’ils ne l’exprimaient pas en termes scientifiques.

Aujourd’hui, on sait que les animaux parlent (même s’ils n’ont pas de langage verbal), pensent (car ils peuvent se projeter dans l’avenir dans une certaine mesure), échangent et possèdent une certaine conscience d’eux-mêmes et des autres.

Cette prise de conscience de la parenté profonde homme-animal a émergé alors que l’exploitation de l’animal par l’homme a pris des dimensions industrielles, avec les élevages et la pêche de masse, et que la biodiversité animale se réduit comme peau de chagrin.

Dans ce contexte tendu, deux camps s’affrontent, celui des humanistes, pour qui homme et animal ont non seulement des différences de degré mais de nature, et celui des anti-spécistes, pour qui les distinguos entre espèces vivantes relèvent de la casuistique et pour qui le «spécisme» anti-animal n’est qu’une forme de racisme.

Deux champions, tous deux nord-américains, se sont illustrés dans la défense de l’anti-spécisme, le philosophe Peter Singer, auteur d’une célèbre Libération des animaux en 1975, et Tom Regan, professeur de philosophie morale à l’Université de Raleigh. Le premier soutient «qu’il ne peut y avoir aucune raison – hormis le désir égoïste de préserver les privilèges du groupe exploiteur – de refuser d’étendre le principe fondamental d’égalité de considération des intérêts aux membres des autres espèces».

Le second, auteur d’une Défense des droits des animaux en 1983, milite pour l’abolition totale de l’utilisation des animaux dans les sciences, l’élimination totale de l’élevage à des fins commerciales et l’interdiction totale de la chasse pour le sport et le commerce ainsi que l’interdiction du piégeage.» Les Cahiers antispécistes estiment ainsi que le spécisme est une idéologie qui justifie et impose l’exploitation et l’utilisation des animaux par les humains avec des manières qui ne seraient pas acceptées si les victimes étaient humaines.

En face, les humanistes, notamment chrétiens, pensent que le dogme selon lequel l’homme est créé à l’image de Dieu (mais pas les autres animaux) est en contradiction directe avec la doctrine de l’égalité en dignité des espèces entre elles. Pour un chrétien, les autres espèces ont été créées par Dieu pour servir à l’homme: même si elles méritent le respect que leur confère le statut de créatures de Dieu, elles restent inférieures et n’ont pas droit au salut, ni aux sacrements.

Dans la réalité, les deux camps ne sont pas imperméables. Les fronts ne sont pas figés. Mais le débat reste confiné aux philosophes, moralistes, éthologues et autres théologiens tandis que la disparition des espèces animales s’accélère et que le respect des animaux ne progresse guère…

Guy Mettan, directeur exécutif du Club suisse de la presse et fondateur du festival francophone de philosophie.