Hongkong ou l’angoisse de la contagion autonomiste

La critique d’un régime autoritaire tel que celui de la Chine est plus que jamais une exigence morale au moment où des millions de Ouïgours sont persécutés au simple motif de leur ethnicité, et alors même que le reliquat d’une société ouverte à Hongkong se trouve menacé par Pékin. Cependant, comment ne pas reconnaître, et regretter, que cette critique perde en crédibilité lorsqu’elle s’énonce depuis des démocraties occidentales qui, elles-mêmes, souffrent d’un déficit de légitimité, d’une crise de la représentation et de dérives illibérales. Si la protestation est circonscrite au sein de la zone administrative spéciale de Hongkong, elle déstabilise un pouvoir central à Pékin dont le discours de légitimation était déjà fragilisé : la «révolution» n’est plus qu’un élément du roman national, le «gouvernement par la loi», une expression qui traduit les mutations du droit «socialiste» depuis Mao sans toutefois remettre en cause la tutelle du Parti sur le système juridique, et la «démocratie», une notion vide de sens qui ne dupe pas même ceux qui l’instrumentalisent. Le régime pouvait jusqu’à présent se targuer d’une croissance économique fulgurante, mais cette source de légitimité se tarit à mesure que les inégalités sociales s’intensifient et que les contradictions de l’économie chinoise s’accroissent. Les Chinois font désormais l’expérience dans leur vie quotidienne des dégâts environnementaux considérables provoqués par la civilisation techno-industrielle dont la récente période post-maoïste de «modernisation» ne représente qu’une forme paroxystique. Dès lors, le nationalisme et ses illusions seront bientôt l’unique matrice idéologique mobilisable susceptible de maintenir la fiction d’une communauté d’intérêt et de destin entre la ploutocratie communiste et le reste de la population chinoise.

Dans ce contexte, lorsque le vice-président chinois, Wang Qishan, se rend début septembre à l’Académie des beaux-arts de Canton pour rappeler l’ancrage du Parti et de la République populaire dans le temps long d’une nation plurimillénaire, il révèle en creux cette anxiété des dirigeants communistes quant à leur légitimité politique. Les célébrations à venir des 70 ans de la RPC viseront sans aucun doute à renforcer l’idée d’une indissociation entre la «Chine», communauté imaginée comme naturelle et transhistorique, et le régime, Parti-Etat institué il y a moins d’un siècle. Le combat actuel possède évidemment une dimension locale et identitaire forte dans le sens où les Hongkongais désirent non seulement pouvoir continuer à jouir d’une autonomie politique, sociale et juridique, mais aussi maintenir certaines spécificités culturelles et linguistiques héritées d’une histoire distincte de celle qui a vu la Chine s’instituer en tant qu’Etat-nation depuis le début du XXe siècle. Mais la demande insistante de démocratisation va désormais au-delà du cadre constitutionnel de la «Basic Law» (1997) et de la promesse - suspendue depuis la «révolution des parapluies» de 2014 - d’une élection au suffrage universel du chef de l’exécutif à compter de 2017. La montée en puissance du courant indépendantiste révèle un positionnement politique qui dépasse une approche défensive visant à préserver le haut degré d’autonomie hérité de la «déclaration commune sino-britannique» de 1984. Le mouvement actuel, la répression policière et les arrestations arbitraires qui l’accompagnent ne manqueront pas de renforcer cette tendance au sein de la société hongkongaise. Le retrait définitif de la «loi d’extradition» par une dirigeante démonétisée aurait pu apaiser temporairement les tensions, mais ces concessions à la marge n’ont pas résolu le fond du problème. Carrie Lam le sait bien lorsqu’elle conclut son intervention télévisée enregistrée du 4 septembre sur les offenses faites au drapeau national en rappelant que Hongkong se trouve dans une situation «hautement vulnérable et dangereuse». Elle sait aussi que derrière les exigences précises formulées par les protestataires, et au-delà des inégalités sociales et économiques qui servent de terreau au soulèvement actuel, cette insurrection démocratique soulève la lancinante question de la légitimité du Parti-Etat à imposer son ordre politique et idéologique dans les frontières d’un espace qu’il considère comme relevant de sa souveraineté (Hongkong, Taiwan, Macao). Après avoir d’abord occulté les événements, le pouvoir central a fait le choix de donner à voir partiellement cette crise politique aux citoyens chinois contemporains. Bien que ces derniers soient aphasiques par prudence sur les questions sensibles et plutôt incités à se divertir dans la marchandise et son spectacle aliénant, la défiance envers le pouvoir politique n’est pas nulle au sein de la société chinoise. La médiatisation des troubles constitue un aveu de la gravité de la crise par Pékin et des risques potentiels d’un procès en illégitimité pour le Parti unique. Elle s’accompagne d’une dramatisation qui mobilise un imaginaire martial en invoquant les risques pour la souveraineté et les intérêts fondamentaux de la nation. Les références au «terrorisme» et aux «révolutions de couleur» visent à souligner le fait que les protestataires les plus virulents ne sont plus seulement des Chinois insoumis, mais de potentiels traîtres à la nation manipulés par des forces étrangères. Le régime joue ici sur le puissant nationalisme populaire qu’il a contribué à forger depuis plusieurs décennies. Cet imaginaire conserve une efficacité politique remarquable en Chine continentale. Mais à Hongkong, le ressort idéologique du patriotisme est inopérant. La fabrication par l’Etat de sujets patriotes dociles, ayant intériorisé leur appartenance à une communauté nationale, est un processus lent, complexe et chaotique qui fonctionne uniquement lorsqu’il existe un sentiment partagé d’avoir vécu une expérience historique commune sur plusieurs générations. Cette condition n’est pas réunie entre Hongkong et le continent. En mars, George Lung Chee-ming, délégué au sein de la Conférence consultative politique du peuple chinois (CCPPC), affirmait que les jeunes Hongkongais aux idées indépendantistes étaient «malades» au sens clinique du terme, concluant qu’une cure de patriotisme serait le meilleur moyen de les soigner. C’est en effet l’absence heureuse de la couverture vaccinale du patriotisme qui rend possible ce processus potentiellement révolutionnaire d’auto-institution de la société hongkongaise. Et le cauchemar de Pékin serait que ce «virus» de l’autonomie finisse un jour par se répandre en Chine continentale. Pour conjurer cette anxiété de la contagion, on peut s’attendre à une intensification de la rhétorique nationaliste à l’adresse des citoyens chinois, rempart idéologique solide mais friable face à la détermination, au courage et à l’inventivité des protestataires hongkongais.

Florent Villard, Professeur des universités (Sciences-Po Rennes) et Gregory Lee, Professeur des universités (Jean-Moulin, Lyon 3).

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