Honorer les combattants noirs, nos frères de lutte

A Reims, mardi, jour de l'inauguration du monument aux Héros de l'armée noire, reproduction de celui détruit en 1940.
A Reims, mardi, jour de l'inauguration du monument aux Héros de l'armée noire, reproduction de celui détruit en 1940.

L’histoire est en France une chose curieuse, qui vient en permanence interpeller le présent et la politique… Mardi a eu lieu, au cœur de la Champagne, à Reims, une cérémonie d’inauguration du monument aux Héros de l’armée noire en présence des présidents du Mali et de la France. Au-delà de la célébration de la geste de ces combattants noirs dans la guerre de 14-18, c’est en fait, en arrière-plan, une leçon d’histoire que nous offre ce centenaire.

«L’itinérance mémorielle» d’Emmanuel Macron, qui l’a conduit jusqu’à Reims, au pied du monument des Héros de l’armée noire, a été essentielle : elle montre que nous pouvons dorénavant écrire autrement nos histoires communes tout en gardant la fierté de nos histoires singulières. Léopold Sédar Senghor, dans son recueil Hosties noires (1948), évoquait déjà le sacrifice de ces combattants en ces termes : «Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort ; Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ? […] Vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur  ; Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France…» Il avait tout dit, mais qui avait prêté l’oreille à l’immense poète de la Négritude dans ce texte écrit il y a soixante-dix ans ?

Un siècle après la Grande Guerre, cette commémoration officielle rend ainsi visible l’engagement des centaines de milliers de combattants africains. Les Comoriens, les Sénégalais, les Congolais, les Somalis, les Guinéens, les Béninois, les Malgaches sont venus combattre aux côtés de la France, et plus de 30 000 d’entre eux sont morts sur les champs de bataille. Mais par un effet de miroir, le monument aux Héros de l’armée noire qui leur est dédié glorifie également les dizaines de milliers d’Africains-Américains, d’Antillais, de Réunionnais, de Guyanais et de Kanaks qui ont sacrifié leur vie pour la nation française.

C’est en 1921 que fut annoncée pour la première fois l’idée de ce monument. Cette année-là, souvenons-nous, marqua le point de départ de l’idéologie dite de la «honte noire» en Allemagne et qui dénonçait la présence des «soldats de couleur» dans les territoires occupés de la Ruhr. La campagne était alimentée outre-Rhin dans la presse, au cinéma, par des affiches ou par des pamphlets suivis de manifestations publiques reprochant aux «troupes nègres» de mettre en «péril l’avenir de la race allemande».

C’est ainsi que le 23 avril 1920, en Allemagne, six délégués du Reichstag adressèrent à leur gouvernement fédéral une pétition réclamant une enquête sur les «rapts» et les «viols» dont les Allemandes étaient prétendument les victimes dans la zone occupée. Les combattants noirs violeraient des milliers de femmes, commettraient des atrocités ou propageraient la syphilis. L’écho de ces allégations infondées eut un retentissement mondial : les Etats-Unis réclamèrent le départ de leurs troupes noires de la Ruhr, la presse anglaise rajouta sa voix, et le pape Benoît XV somma à son tour le retrait des combattants de couleur dans le continent européen afin de le «purifier».

La propagande allemande prit une dimension populaire avec la sortie du film Die Schwarze Schmach (la Honte noire, en français) qui reçut un succès infini en Allemagne et bénéficia même d’une tournée à travers le monde. Pourtant, l’opinion française volera au secours des troupes africaines. Les autorités françaises publièrent, le 11 mai 1922, un rapport pour s’opposer à ces attaques racistes et, cinq mois plus tard, elles posèrent la première pierre du monument aux Héros de l’armée noire à Reims, créé par le sculpteur Paul Moreau-Vauthier et l’architecte Auguste Bluysen. L’ouvrage ne sera néanmoins inauguré qu’en 1924.

Cela n’empêcha pas le discours raciste de fermenter, d’être repris par les nationaux-socialistes en Allemagne. Adolf Hitler s’en inspira largement dans son livre Mein Kampf. Il consacra tout un chapitre aux troupes noires et leur prépara une vengeance apocalyptique. Durant les mois de mai et de juin 1940, les forces allemandes massacrèrent entre 2 000 et 2 500 combattants noirs après leur capture car, pour Hitler, la France ambitionnait d’abâtardir l’Allemagne, et les «nègres» étaient le véritable bras armé d’une «juiverie internationale» liguée contre la race blanche, en particulier contre le peuple allemand déjà humilié par le traité de Versailles.

Tout en réfutant les allégations allemandes, tout en construisant lentement le monument de Reims, l’armée française éloigna des zones d’occupation la plupart des Sénégalais (1920), puis les Malgaches (1921) et les Antillais (1923), et en 1925, elle retira définitivement les tirailleurs nord-africains. Il ne restait plus qu’une poignée de soldats noirs. Une requête d’évacuation «complète et absolue» de ces hommes de «couleur» fut déposée en février 1926 par le commissaire allemand des territoires occupés. En 1928, la France accepta de les retirer. Entre-temps, le monument de Reims avait été oublié… mais pas par les Allemands qui, comme mentionné plus haut, exécutèrent des milliers de ces combattants.

Il est certain que les caricatures de «coupeurs d’oreilles» (les tirailleurs) en vogue pendant la Grande Guerre, la propagande régulière dénonçant à tort les crimes et les violences de ces combattants noirs taxés de «violeurs syphilitiques noirs», avaient contribué à forger un regard spécifique dans la société allemande. La haine était donc ancienne. Dès le 30 juillet 1915 en effet, le gouvernement allemand avait publié et diffusé un mémoire documenté destiné à l’opinion internationale et entièrement consacré aux présumées «exactions» des soldats indigènes. Dans le même temps, le célèbre ethnologue Leo Frobenius avait regroupé un certain nombre de prisonniers, originaires de toutes les nations alliées, les filmant, les faisant photographier et peindre, dans un souci de propagande, avant de publier son livre-monument, le Cirque des peuples de nos ennemis.

Cette préparation méticuleuse expliquera plus tard ces massacres de combattants noirs de mai-juin 1940 par les troupes de la Wehrmacht. Ils se sont poursuivis en même temps qu’avançait l’armée allemande en France : le 18 juin, dans un camp de prisonniers improvisé près de Clamecy, dans la Nièvre ; dans une grange près de Neufchâteau, le 19 juin ; le 19 juin encore dans le couvent de Montluzin, en région lyonnaise. Au total, environ cent prisonniers noirs et à peu près une douzaine de prisonniers blancs (essentiellement des officiers) furent abattus dans les villages de cette région lyonnaise.

Même après la convention d’armistice franco-allemande du 22 juin, 49 000 soldats indigènes demeuraient encore prisonniers, dont 16 000 «tirailleurs sénégalais», 3 800 Malgaches et quelques centaines d’Antillais. La plupart d’entre eux furent disséminés dans de nombreux camps en France (frontstalags) à la demande des Allemands qui refusaient de les envoyer en Allemagne. Ces camps existaient dans toute la France, et notamment à Reims.

Le contexte était à la haine. De passage à Reims, Heinrich Himmler, dans une note de juillet 1940, scandalisé à la découverte du monument aux Héros de l’armée noire, exigea qu’on le démontât. Et ce n’était pas tout ! Une fois l’ouvrage mémoriel démonté, les Allemands l’emportèrent en Allemagne dans le dessein de l’exhiber, puis de dénoncer avec une preuve tangible ce qu’ils qualifiaient alors de «France dégénérée». C’est ainsi que, le 10 septembre 1940, le monument subira l’affront ultime : il quittera Reims pour l’Allemagne nazie dans les wagons scellés pour l’occasion.

Et ce n’était pas tout ! Avant de l’emporter, les Allemands saccageront son socle en granit rapporté d’Afrique, en forme de tata, de type soudanais, où étaient gravées les principales batailles dans lesquelles les héros de l’armée noire étaient engagés. Ironie de l’histoire, ou peut-être puissance invisible, le monument n’atteindra jamais Berlin : il termina dans une fonderie allemande qui fit disparaître la représentation des quatre soldats noirs autour de leur officier blanc tenant le drapeau français.

Ici, comme en Afrique, cette histoire a laissé des traces. Entre les souvenirs de la Grande Guerre, ceux de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi ceux des massacres de décembre 1944 à Thiaroye de tirailleurs sénégalais qui rentraient du front, personne n’a oublié les enjeux symboliques de cet épisode. Il existe même en Afrique le double de ce monument de Reims, inauguré en janvier 1924 à Bamako, au Mali, dans ce pays noble et digne où nombre de Bambaras et de Mossis furent recrutés pour les tranchées. Il ne fut pas détruit, ni pendant les décolonisations ni depuis les indépendances. Désormais, un double monument existe, unique en son genre, sur les deux continents, synonyme d’une «histoire commune».

Le monument reconstitué à Reims est de ce fait plus qu’un symbole. La route fut néanmoins longue pour y parvenir. D’autres avaient essayé en 1958. A cette époque de fin d’empire colonial, on avait plutôt édifié une stèle en granit, car on ne voulait pas reproduire les quatre soldats noirs et leur officier blanc au centre. Trop colonial sans doute, pour l’époque, en pleine guerre d’Algérie, en pleine guerre du Cameroun, en plein processus de décolonisation. Au final, un nouveau monument de sept mètres de haut fut élevé en 1963. Plus personne n’y prêtait attention. L’histoire passait.

Cinquante ans plus tard, en 2013, on revint à la tâche. Une copie fut bâtie par le sculpteur-mouleur Jean-François Gavoty en s’inspirant du monument de Bamako, mais bien peu s’y intéressaient. Edifié dans le parc de Champagne grâce au conseil général de la Marne, au conseil régional de Champagne-Ardenne, à la volonté de l’Etat français et des associations rémoises, il ne restait plus qu’on l’inaugurât officiellement, chose faite mardi, dans le cadre des commémorations du centenaire de la Grande Guerre.

Désormais, le symbole est là, visible aux yeux de tous, entre notre passé et notre avenir, mais surtout au cœur de notre présent.

Bien entendu, nous nous rappellerons avec les générations futures que cet ouvrage incarne les combattants de 1918 qui ont pris part à la défense de Reims. Notamment face à l’offensive allemande du 27 mai 1918 autour du fort de la Pompelle. Nous nous rappellerons aussi que le 9 juin 1918, ces mêmes combattants noirs empêchèrent les Allemands de prendre pied sur la montagne de Reims. Nous nous rappellerons enfin ceux qui résistèrent au 3e choc, le 15 juillet 1918, et qui repoussèrent la prise de Reims. Tout cela les écoliers et les Rémois qui se rendront dans ce lieu s’en souviendront.

Le monument aux Héros de l’armée noire rappellera également aux générations actuelles et futures que cette histoire est bien plus complexe que la seule participation de ces milliers d’hommes à la guerre des tranchées ou à la défense de Reims. Le monument nous raconte les pages arrachées de l’histoire, celles des résistances face à l’impôt du sang et aux recrutements forcés, comme en Afrique de l’Ouest dans la région de Ségou, ou dans l’Ouest-Volta en 1915 ou encore aux Antilles. Le recrutement de ces forces s’opéra en 1917 lorsque Georges Clemenceau décida de faire appel au député Blaise Diagne, qui entra au gouvernement en janvier 1918 en tant que haut-commissaire de la République pour l’enrôlement de nouveaux combattants en Afrique occidentale Française.

Non, ces troupes noires n’étaient pas la chair à canon que certains ont caricaturée sans regarder les chiffres des «morts pour la France» : ces combattants noirs n’étaient pas plus cette «chair» que leurs frères venus de Bretagne, d’Auvergne, de Savoie ou des Landes, également blessés ou morts au front. Ces combattants africains ne sont donc pas seulement des victimes de l’histoire, ils ne sont pas plus, exclusivement, les héros exemplaires de la colonisation, ils ont une place métissée dans notre récit commun. Ils ont écrit l’histoire de France avec leur sang, et ils méritent leur place dans la mémoire collective qui patiente depuis longtemps et attend que nous nous retournions afin de reconnaître son vrai visage.

Ce monument nous parle donc de tout cela… dans l’attente d’un musée qui dans ce pays, la France, parlera enfin, un jour, du passé colonial (car il n’y en a pas !), depuis les conquêtes jusqu’aux indépendances. La France est une nation de musées, du savoir, du patrimoine et des arts, or il n’y a toujours pas de musée pour penser et comprendre l’histoire coloniale. Les mémoires s’échappent, s’affrontent, se mythifient, les jeunes vont chercher leur histoire sur le Web, d’autres aux extrêmes, beaucoup se perdent. Sans lieu de savoir, l’histoire est lettre morte, et la mémoire un vide sans fond.

Enfin, paradoxalement, la Grande Guerre avait, à sa manière, fait entrer l’Afrique dans une nouvelle destinée. Et c’est dans les tranchées de ce conflit qu’a commencé à germer une idée concrète, entre des hommes venus de différents territoires, d’Afrique et d’Amérique, d’Asie ou d’Océanie, entre des hommes noirs qui se croisaient pour la première fois et qui allaient plus tard inspirer un autre combat, celui des indépendances des nations africaines…

Il s’agit pour nous, ici et maintenant, d’honorer sans discontinuer ces combattants. Ne cherchons plus à définir le courage et l’héroïsme. Ils ont un nom. Ils ont un visage. Ces «héros de l’armée noire» ont porté le sacrifice en bandoulière jusqu’à leur dernier souffle afin que ne s’éteigne jamais la flamme de la liberté, la constance de notre intransigeance contre les extrémismes, le racisme et autres idéologies de la suprématie raciale. Ils ont été vos frères de lutte. Ils sont vos pères par alliance, ils sont vos cousins par solidarité, ils sont nos parents par le sang versé - mais qui continue à couler et à se régénérer dans nos veines à tous, Français, Africains, et désormais Allemands aussi.

Dorénavant, nous savons, avec le poète sénégalais Birago Diop, que ceux qui sont morts - oui ceux qui sont morts -, ne sont jamais partis. Ne recherchons donc pas ces combattants sous la terre, car ils sont dans l’Ombre qui s’éclaire, dans l’Ombre qui s’épaissit, dans l’Eau qui dort, dans le Rocher qui gémit, parce qu’ils sont désormais le souffle de nos ancêtres communs.

Pascal Blanchard, historien et co-auteur Sexe, race et colonies (La Découverte). Alain Mabanckou, romancier.

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