Huit ans après, ce que nous dit la Syrie

Les anniversaires sont l’occasion de bilans. Pour certains analystes, la question consiste à départager les vainqueurs, sur le champ de bataille ou cette autre arène qu’est l’analyse. Une autre interrogation peut cependant faire sens aussi : comment un soulèvement populaire dans un pays secondaire en matière stratégique a-t-il pu devenir une «cause» et incarner les incertitudes d’une époque ? Rappelons quelques faits malheureusement oubliés. La Syrie n’est pas un pays détenteur de ressources fabuleuses et ne peut être comparée en cela à l’Irak. De même, elle peut être largement évitée des axes de circulation. Aucun gazoduc ne guide sa destinée. En revanche, dotée d’un système extrêmement particulier la gouvernant, peuplée d’une grande diversité de populations, reflétant par là bien d’autres espaces dans le monde, formulant des enjeux fondamentaux dès le début des événements, des enjeux faisant écho aux problèmes soulevés dans de nombreux pays, la Syrie en est venue à incarner les contradictions d’une époque.

Indéniablement, un renversement de moyen terme s’opère en Syrie. L’idée que les conflits pouvaient se régler par le droit et la concertation avait prévalu depuis la fondation des Nations unies et, de manière accélérée, depuis la fin de la guerre froide en 1991. Cette tentative de pacifier et réglementer les relations internationales a été mise à mal en premier lieu par les Etats-Unis qui, au nom de l’ingérence humanitaire, ont pu humilier certaines puissances secondaires de l’époque, comme la Chine ou la Russie. Le bombardement de l’ambassade chinoise au moment de l’intervention au Kosovo, l’attaque aérienne de l’Irak alors que la mission russe tentait de trouver un accord avec Saddam Hussein en sont les deux exemples les plus marquants. Cette logique atteint son zénith en 2003 au moment où, sous le couvert de la lutte contre le terrorisme, le gouvernement Bush lance une opération militaire majeure pour changer un régime. L’aporie de cette dynamique est alors apparue : à ignorer les aspirations d’un peuple, à négliger l’état de souffrance d’une société fragmentée et martyrisée par une décennie de sanction et d’embargo, la destruction de l’Irak la transforme en théâtre de multiples combats, portés par autant de factions, de confessions et d’idéologies. Elle devient le berceau dans lequel Al-Qaeda mute vers une nouvelle forme politique et sociale, que l’on connaît à partir de 2013 comme Daech.

Cette logique de la domination américaine a fini par vider de son contenu l’aspiration aux règlements des conflits par le droit, au nom de la lutte contre le terrorisme. Sous ce vocable, tous les contraires ont pu désormais se retrouver. La Russie de Poutine peut déployer une armada contre la Tchétchénie parce qu’elle lutte contre des terroristes. Le gouvernement sri-lankais écrase le Nord tamoul, toujours qualifié de «terroriste». Les gouvernements israéliens successifs achèvent le processus d’Oslo parce qu’ils font face à des terroristes. L’impératif sécuritaire brandi par les Etats ouvre alors à une régression majeure dont on devine seulement aujourd’hui les conséquences. Après plusieurs décennies au cours desquelles les Etats ont été bornés dans leur violence à l’adresse de leur voisin ou de leur population par différents dispositifs, les voilà de nouveau retournés à leur socle premier : un agent concentrant tous les moyens violents car disposant des ressources matérielles et financières incommensurables à tout autre acteur. Alors, celui qui se réclame de l’Etat, qui prétend l’incarner peut déchaîner l’enfer contre toute contestation. Plus encore, il trouvera des partenaires pour le soutenir dans la «défense de la souveraineté», celle-ci étant alors réduite au fait que celui qui dirige est maître du lieu.

Cette promotion de la violence comme mode de règlement des conflits se retrouve aussi au plan du comportement des individus. La Syrie est ici tragiquement exemplaire de cette évolution. Progressivement, à partir de 2013, elle est devenue une terre de migrations armées, attirant toujours plus de personnes venant se battre dans l’un des camps en présence. Le profil même de ces combattants montre le bouleversement violent en route : contractuels de sociétés de sécurité russes, volontaires prenant les armes pour défendre un califat rêvé ou, au contraire, venant le combattre, forces miliciennes incitées à se déployer dans le pays font qu’en quelques années, des dizaines de nationalités différentes s’affrontent sur le sol syrien. Par un jeu de forces centripètes et centrifuges, ces combats s’exportent et se réfractent dans chacun des espaces mondiaux : attentats terroristes contre des cafés, des mosquées, des musées, des salles de concerts, soulignent cette individualisation de la violence qui frappe les sociétés.

Doit-on alors s’étonner de ce que la Syrie révèle les non-dits passés ? A l’encontre de la tragédie syrienne, un rêve s’était formé sur les rives nord de la Méditerranée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : l’Europe intégrant politiquement les peuples pour faire triompher le droit sur la force. Aujourd’hui, l’affaire syrienne fait de cette même Europe, incapable de se regarder, un territoire soumis à de violents retours de populismes, que les dirigeants cherchent à résorber en faisant de cette terre une citadelle toujours plus protégée intérieurement par une batterie de lois restreignant les circulations des individus et, sur ses pourtours, par des alliances nocives avec l’ensemble des gardes-frontières qui pourront établir des régimes féroces contre leur population pourvu qu’ils surveillent la barrière méditerranéenne. Contre cette évolution, il échoit aux Européens de réaffirmer leurs valeurs, celle du droit et de l’ouverture, au risque, sinon, pour eux en premier, de se faire engloutir dans les abysses des conflits voisins.

Matthieu Rey, chargé de recherche à l’Iremam (CNRS), chercheur associé à l’Ifas-recherche.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *