Il est difficile de voir un progrès social dans l’intelligence artificielle

La « révolution des neurones artificiels et de l’apprentissage profond », vantée sur la couverture du nouveau livre de Yann Le Cun (Quand la machine apprend, Odile Jacob, 394 pages, 22,90 euros) est, rappelons-le, une technologie qui fête son soixante-troisième anniversaire : la première conférence d’intelligence artificielle, à l’université de Dartmouth, aux Etats-Unis, date de 1956. Il n’est nullement question ici de diminuer les mérites de son auteur [lauréat du prix Turing 2019], incontestablement un des meilleurs spécialistes, parmi beaucoup d’autres, dans l’univers des réseaux de neurones, mais juste de relativiser par quelques rappels l’aspect révolutionnaire de ses travaux.

Jeu de dames et de go

Les premières publications sur les réseaux de neurones datent des années 1940. Lors de la fameuse conférence de Dartmouth, qui a donné naissance au nouveau champ disciplinaire appelé depuis « intelligence artificielle » (IA), on parla déjà abondamment d’apprentissage machine (apprentissage automatique) et de réseaux de neurones. Lors de cette même conférence, Arthur Samuel (1901-1990, considéré comme l’un des pionniers de l’intelligence artificielle] proposa une méthodologie d’apprentissage dite par renforcement, qui permettait à un logiciel d’apprendre tout seul à jouer aux dames de façon optimale. AlphaGo (le meilleur logiciel actuel pour le jeu de Go), une autre découverte prétendument révolutionnaire, reprend pour l’essentiel ces mêmes idées soixante ans plus tard. Le vénérable chercheur en IA que je suis a vécu de nombreux hivers et étés de cette discipline (au prix d’une certaine lassitude) et déjà, à l’orée des années 1980, on parlait de la revanche de ces grisonnants réseaux de neurones sur l’autre versant de l’IA, dit symbolique, plus ancré dans le raisonnement explicite, les inférences et la logique.

Par ailleurs, peut-on parler de révolution lorsque cette tradition de l’IA, entièrement dépendante de l’apprentissage machine, de la puissance de calcul de nos ordinateurs et de bases de données massives, permet de réaliser des traducteurs en se passant des linguistes (ce dont s’est très largement vanté Google), d’améliorer les systèmes de perception visuelle en faisant fi des spécialistes de ce secteur, de conduire des voitures autonomes par imitation des humains, dont la conduite est captée dans ces immenses bases de données, ou encore de condamner ou libérer un malfaiteur sur la base d’une prétendue jurisprudence enfouie dans des millions de connexions neuronales ?

Prédire n’est pas comprendre

Dans une interview au site The Atlantic, en 2012, Noam Chomsky, le grand-père de la linguistique computationnelle qui, comme de nombreux véritables pionniers de l’IA, s’est ému de la régression conceptuelle de son domaine de prédilection, faisait ce parallèle : supposez une nouvelle branche de la physique dont le déroulement consisterait à installer des milliards et des milliards de caméras dans tous les recoins de la planète et de notre atmosphère. A l’aide de ces myriades d’enregistrements, il serait possible de nourrir de vastes réseaux de neurones profonds capables de prédire l’évolution du monde, en extrayant les régularités statistiques dans les vidéos passées. Or, tous les physiciens le savent bien, prédire n’est pas comprendre ! Octroierait-on le prix Nobel au concepteur de cette nouvelle physique, et ce, malgré ses incroyables performances ? Une chose est de prédire qu’il fera beau demain, mais il est nettement plus important de savoir pourquoi !

On le sait, le Coréen Lee Sedol, l’un des meilleurs joueurs de go au monde, s’est incliné face à AlphaGo et s’est dit surpris des coups portés par le logiciel sortant totalement des habitudes des joueurs humains. Il le dirait, nous vivons aujourd’hui une régression de la pratique de ce jeu, en attendant que les meilleurs joueurs puissent, dans l’avenir, comprendre et se réapproprier ces nouvelles façons de le pratiquer. Nous en sommes là en IA, comme un Lee Sedol décontenancé, et comme le démontrent à l’envi tous ces jeunes chercheurs qui s’empressent de faire tourner les logiciels opaques de réseaux de neurones profonds (du moins ceux que les Gafam – Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft – ont rendus disponibles), pour des traitements du langage, des images, de la musique, des vidéos, sans se préoccuper outre mesure des connaissances scientifiques dont tous ces domaines ont fait et continuent de faire l’objet pour et par ceux qui cherchent à mettre des théories sur les faits.

Qu’est-ce que la chanson à la façon des Beatles, Daddy’s Car, vue des millions de fois sur YouTube, ou le Portrait d’Edmond de Belamy, vendu aux enchères, en octobre 2018, 432 500 dollars – tous deux issus d’un réseau de neurones obèse, copiste survitaminé qui a ingurgité jusqu’à l’indigestion toutes les chansons des Beatles et tous les tableaux des maîtres des XVIIIe, XIXe et XXe siècles – ont-ils de vraiment créatif ?

Finalement, l’autre sujet d’inquiétude est la mainmise des Gafam sur ce champ disciplinaire par la présence en leur sein des meilleurs chercheurs (dont l’auteur de l’ouvrage cité plus haut), des plus puissantes technologies et des bases de données les plus massives. L’histoire nous le dira, mais j’hésite à voir un véritable progrès social dans l’émergence de Google, Amazon, Facebook et autres plates-formes sur Internet : les plus populistes et les plus dangereux gouvernants de notre planète en crise en sont devenus complètement obsédés, la principale exploitation des algorithmes d’apprentissage et de prédiction consiste à maximiser les profits, à emprisonner les internautes dans un formatage cognitif, à privatiser nos biens publics et à provoquer une épidémie de narcissisme chez les jeunes. Décidément, l’IA mérite beaucoup, beaucoup mieux. Minsky, McCarthy (organisateurs de la conférence de Dartmouth), Newell, Simon, Turing, Von Neumann, de grâce, retournez-vous dans vos tombes !

Hugues Bersini est professeur à l’Université libre de Bruxelles, où il est codirecteur de l’Institut de recherches interdisciplinaires et de développement en intelligence artificielle (Iridia). Il est l’auteur, notamment, de Big Brother is driving you (Académie Royale de Belgique, 2017).

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