Il est légitime que la BCE verdisse son action

L’urgence climatique est également une urgence financière, et nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas… Dès 2015, le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, mettait en garde le monde de la finance lors d’un discours à la Lloyds, le 29 septembre, sur les risques financiers climatiques. L’accélération des destructions d’actifs et des pertes de revenus liés directement aux événements climatiques extrêmes (incendies, inondations, montée des océans, etc.) lui donnent raison. Sur ce front, ce sont les assurances qui sont en première ligne, mais aussi les banques, qui risquent de voir monter les prêts non remboursés du fait de débiteurs dont l’activité est directement impactée.

Mais les impacts financiers ne se limitent pas à ce risque de destruction physique. Les marchés financiers ne tarifient pas le risque de dévalorisation massive d’actifs adossés à des activités très carbonées. En d’autres termes, si les gouvernements s’engagent enfin dans des politiques de transition énergétique ambitieuses (taxe carbone, trajectoire de sortie rapide des énergies fossiles, etc.), et si celles-ci sont crédibles, les actifs financiers émis pas les industries fossiles et les secteurs intensifs en carbone vont très fortement se dévaloriser (ce que l’on appelle les « actifs échoués »). Pire, on assistera probablement à des cascades d’« échouages » d’actifs du fait des interdépendances entre les secteurs d’activité.

Le dilemme dramatique auquel sont confrontés les gouvernements et les banques centrales est donc le suivant : comment favoriser la réorientation massive des flux financiers vers une économie bas carbone (désinvestissement dans les secteurs dits « bruns » et investissements massifs dans le « vert ») sans, en même temps, accélérer l’échouage des actifs financiers adossés à l’industrie carbonée, et donc précipiter une crise financière ?

Ce dilemme paralyse les décideurs publics et se trouve exacerbé par le fait que les risques financiers climatiques se réaliseraient à court terme, alors que la politique de transition écologique ne verra ses effets qu’à long terme. C’est « la tragédie des horizons ».

Soutien aux priorités politiques

Pourtant, surmonter ce dilemme est un point de passage obligé pour la survie de l’humanité. Répondre à ce défi implique des innovations institutionnelles majeures, qui passent par des collaborations originales entre la puissance publique, l’expertise scientifique et l’implication des institutions financières. Les banques centrales ont un rôle crucial à jouer dans ce jeu de construction institutionnel. Si un consensus semble se dessiner dans le monde des banquiers centraux sur le fait qu’ils ne peuvent plus ignorer le changement climatique, il n’y a pas, en revanche, d’accord sur la traduction opérationnelle de ce consensus. Jusqu’à quel point les risques environnementaux doivent-ils être intégrés dans les cadres opérationnels existants ? Les banques centrales doivent-elles jouer un rôle plus direct dans la réorientation des flux financiers ?

Les banques centrales des pays les plus avancés sont souvent soumises à des mandats étroits centrés sur la stabilité des prix. Pourtant, historiquement, la stabilité financière leur incombe, à travers la fonction de prêteur en dernier ressort. On semblait l’avoir oublié entre les années 1990 et les années 2007-2008, mais la crise a rebattu les cartes. Les banques centrales sont de nouveau les acteurs pivot de la préservation de la stabilité globale du système financier.

Par ailleurs, elles ont souvent un objectif secondaire de soutien aux priorités de politique économique, comme la croissance durable ou l’emploi. En conséquence, tant pour des raisons de stabilité financière que pour prêter main-forte à la politique de la nouvelle Commission européenne sur la transition écologique, il est légitime que la BCE verdisse son action.

Pourtant, au nom du principe de neutralité du marché, la BCE refuse que ses interventions distordent les prix relatifs des actifs, ce qui la conduit finalement à reproduire les biais très carbonés des marchés. Or, ni les traités de l’Union européenne ni les statuts de la BCE ne font référence à ce principe, qui ne relève que de sa doctrine. Par ailleurs, elle n’a pas hésité à le transgresser allégrement quand il s’agissait de soutenir… le secteur bancaire. Ce verrou peut et doit donc sauter !

L’imagination doit prendre le pouvoir

Comment la BCE peut-elle agir en faveur du climat ? Les outils possibles sont multiples. Elle peut, par exemple, privilégier dans sa politique d’accès à la liquidité les collatéraux (garanties) « verts » et pénaliser les collatéraux « bruns ». C’est un outil puissant car l’accès aux liquidités de la Banque centrale est crucial pour les banques vulnérables au risque de liquidité lorsque la structure de leur bilan est fragile. Un tel outil, s’il est réellement pénalisant pour les actifs « bruns », peut entraîner une modification des conventions de marché pour évaluer les risques financiers climatiques, et donc inciter à réallouer les flux financiers.

D’autres facilités d’accès à la liquidité de la Banque centrale pourraient être mobilisées et reformatées en fonction d’objectifs climatiques. C’est le cas par exemple des TLTRO, ces opérations de refinancement à moyen-long terme (4 ans) ciblées, c’est-à-dire conditionnées aux prêts aux ménages (hors immobilier) et aux entreprises non financières qu’octroient les banques. On peut imaginer que le ciblage concerne désormais des crédits « verts » : rénovation des bâtiments, agriculture bio, économie circulaire, etc.

Bref, les options sont multiples et l’imagination doit prendre le pouvoir. Tout comme Mario Draghi a su infléchir le cours de l’histoire de la zone euro par son « whatever it takes » (« quel qu’en soit le prix ») de juillet 2012, gageons que Christine Lagarde mènera aussi la BCE vers des actions à la hauteur de sa responsabilité historique en matière de transition écologique.

Laurence Scialom est professeure d’économie à l’université Paris-Nanterre, membre du laboratoire EconomiX et du conseil scientifique de la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l’homme.

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