Il est temps de sortir de l’écologie d’Epinal

Dans un Rebonds du 7 août, Denis Beaupin conteste les positions de Claude Allègre (Libération du 17 juillet), et, sur la question de l’énergie, réaffirme les conceptions majoritaires dans beaucoup de mouvements écologistes (mais pas dans tous, comme on va le voir) : non à l’énergie nucléaire, non à l’enfouissement du CO2, oui aux renouvelables, oui à la décroissance de notre empreinte écologique. Prendre au sérieux les conséquences du réchauffement climatique - ce que ne fait certes pas l’ancien ministre - c’est proposer un scénario quantitatif global qui, partant de la structure actuelle de la consommation énergétique et en respectant l’impératif de fournir de quoi faire fonctionner la société dans son ensemble à un moment donné, aboutisse à terme à une économie non émettrice de gaz à effet de serre (GES). Or, les propositions de Denis Beaupin ne remplissent pas, et de loin, cette exigence. Voyons pourquoi.

La consommation d’énergie primaire de l’humanité se décompose en environ 78 % de fossiles, 6 % de nucléaire, 6 % d’hydroélectricité et 10 % de biomasse, l’éolien et le solaire quelques dixièmes de pour cent. Prenons le cas d’une technologie parvenue à maturité : l’éolien. Les 121 GW (gigawatts) de puissance installée dans le monde ne produisent de l’énergie que le quart du temps (pas de production si pas assez ou trop de vent). Les taux de croissance de l’éolien sont très importants, mais même dans les pays comme l’Allemagne, le Danemark ou l’Espagne, où cette technologie est beaucoup plus développée que la moyenne mondiale, la puissance actuelle ne correspond qu’à une ampoule de 100 W par personne sur l’année. La Wind Energy Association envisage pour l’Europe une puissance installée de 300 GW en 2030, soit 4,6 fois plus qu’aujourd’hui. Pour le photovoltaïque ou la géothermie, l’ordre de grandeur est encore plus petit.

Cette estimation, pourtant haute, montre qu’on sera loin de remplacer ainsi les combustibles fossiles. Le problème majeur des «nouveaux renouvelables», solaire et éolien, est l’intermittence. Si une unité ne fonctionne que le quart du temps à sa puissance nominale, les trois autres quarts doivent être fournis par une autre source. Le Danemark, où 17 % de l’énergie primaire est d’origine éolienne, est le premier émetteur de CO2 par habitant en Europe, car cet éolien est couplé, pour assurer la continuité de la fourniture d’électricité, à des sources fossiles. En Allemagne, la puissance éolienne prévue en 2020 ne fournira pas plus d’énergie que celle de deux centrales nucléaires.

L’image bucolique de la maison particulière, alimentée par quelques panneaux solaires et une éolienne dans le fond du jardin, est sympathique, mais elle rend aveugle à la dimension du problème global. Il suffit de considérer un projet comme le parc off-shore des Deux Iles (Yeu-Noirmoutier), qui avec 120 éoliennes réparties sur 70 km2, fournira en énergie l’équivalent d’environ un huitième d’une centrale nucléaire (pour un coût du kWh trois fois supérieur…). Conclusion : dans l’avenir prévisible, les nouveaux renouvelables ne pourront donc être que subsidiaires. Nécessaires, indispensables, mais subsidiaires. N’oublions pas que la population mondiale sera d’environ 9 milliards d’individus en 2050 et que la demande mondiale d’énergie aura doublé.

Un tiers des émissions de gaz carbonique vient de la production d’électricité par des combustibles fossiles. On ne peut éviter que ceux-ci soient dominants pendant encore longtemps (la Chine a construit ces dernières années l’équivalent d’une centrale à charbon de 1 GW chaque semaine). Il est donc essentiel d’équiper les centrales de dispositifs de captage-stockage du CO2, technique prometteuse même si elle n’a pas encore atteint un stade industriel. Mais nous disposons d’autres moyens pour produire de l’électricité avec faible rejet de gaz carbonique : les énergies renouvelables et l’énergie nucléaire. Certains écologistes, et non des moindres, ont amorcé des changements d’opinion. Il y a cinq ans, James Lovelock, l’écologiste britannique créateur de l’hypothèse «Gaïa», lançait un appel dans The Independent : «Je suis moi-même écologiste et j’implore mes amis engagés dans ces mouvements d’abandonner leur opposition butée à l’énergie nucléaire.» Plus récemment, Patrick Moore, un des fondateurs de Greenpeace, a lancé «Green spirit» et affirmé devant le Congrès américain : «L’énergie nucléaire est la seule source d’énergie non émettrice de gaz à effet de serre qui puisse efficacement remplacer les combustibles fossiles et satisfaire à la demande globale d’énergie.» En février, quatre figures emblématiques du mouvement écologique britannique ont appelé à «reconsidérer la question de l’énergie nucléaire. Il y a des questions importantes à traiter, telles que les déchets radioactifs, mais elles ne sont pas aussi préoccupantes qu’une élévation de 6° C de la température du climat.»

L’énergie nucléaire est aujourd’hui la seule capable de fournir continûment des quantités importantes d’électricité. A long terme, cela suppose de développer le nucléaire dit de «quatrième génération». C’est ce à quoi travaille le Forum Génération IV (Afrique du Sud, Argentine, Brésil, Canada, Corée du Sud, Etats-Unis, France, Japon, Royaume-Uni et Suisse). Toutes les sources d’énergie seront nécessaires : la plus grande catastrophe d’origine industrielle des temps modernes, celle de Bhopal en Inde, n’invalide pas plus l’industrie chimique que Tchernobyl (Ukraine) n’invalide l’industrie nucléaire civile ou que la rupture d’un barrage n’invalide l’hydroélectricité.

Toutes les pistes doivent être rationnellement explorées, pour «sortir des GES» : que les économies d’énergie soient favorisées en priorité ; que plus une seule centrale électrique à charbon ne fonctionne sans assurer le captage-stockage du CO2 ; que, partout où cela est possible, les énergies renouvelables et nucléaire se substituent aux combustibles fossiles ; et que, tout en promouvant l’efficacité énergétique, l’on utilise une électricité «non carbonée» partout où elle est substituable aux combustibles fossiles (transport, habitat, industrie).

Jacques Treiner, physicien président de Sauvons le climat-Ile-de-France.