Il faut compter avec Ankara

Du Caire à Bagdad, les Arabes sont soumis à une double "offensive de charme" régionale, due à la dévaluation de leur rôle stratégique : ils ont le choix entre un alignement sur Téhéran ou sur la "nouvelle Turquie" - le Maghreb étant davantage tourné vers l'Europe, tout en restant très sensible au sort des Palestiniens. En effet, la Turquie islamiste de l'AKP a progressivement reformulé son concept stratégique, grâce à son ministre des affaires étrangères, Ahmed Davutoglu. Ayant perdu de son importance dès la fin de la guerre froide, et vexée par les freins mis à son intégration dans l'Union européenne, la Turquie est engagée par cette nouvelle "doctrine Davutoglu" à s'investir dans son environnement naturel, arabe et islamique. L'objectif est à la fois de collectionner les cartes géopolitiques, de valoriser son rôle auprès de l'OTAN et surtout de frapper aux portes de l'Union européenne avec plus de vigueur et de poids.

Ainsi, Ankara a inauguré une nouvelle diplomatie d'ouverture, d'apaisement et de développement à l'égard de son voisinage arabe, kurde et iranien, tout en tournant progressivement le dos à son ex-partenaire israélien. Désormais, les visas sont supprimés entre la Turquie et plusieurs pays arabes, dont la Syrie. Une tentative de réconciliation avec les Kurdes a été entamée, conduisant même le ministre turc des affaires étrangères à passer une nuit à Erbil, la capitale du Kurdistan irakien. Enfin, la Turquie parraine (avec le Brésil) l'échange sur son territoire de l'uranium faiblement enrichi par l'Iran avec de l'uranium enrichi à 20 % et fourni par les grandes puissances - prêtant ainsi à Téhéran une bonne foi qui lui manque à l'évidence.

Ce positionnement se décline sur la question centrale qui mobilise Arabes et musulmans : celle de la Palestine, qui les touche au plus haut point parce qu'elle atteste de leur humiliante impuissance à s'affirmer face à Israël depuis soixante-deux ans. Le jeu d'Ankara est très subtil : tout en soutenant le programme nucléaire civil de l'Iran, il cherche à lui disputer la "rue arabe" qui ne sait plus à quel saint se vouer. Cette "rue" se trouve tiraillée entre deux puissances régionales : Téhéran-la-chiite et Ankara-la-sunnite. Et, dans la mesure où l'Iran a réussi à couper l'herbe sous le pied des régimes arabes en faisant de la surenchère et en réussissant sa greffe idéologique auprès du Hezbollah et son implantation militaire au Liban, la Turquie semble bien décidée à conquérir la rue en usant d'un verbe moins brutal et plus politique.

Ainsi le premier ministre turc Erdogan a-t-il réagi de façon spectaculaire, au forum de Davos de janvier 2009, aux bombardements israéliens infligés à Gaza, en surprenant par sa vigueur le président israélien, Shimon Pérès, assis à ses côtés. Les relations n'ont pas cessé de se détériorer entre les deux pays, sur tous les plans. Les généraux turcs, qui perdent jour après jour de leur influence, n'y pourront rien. Ils sont invités à quitter la scène politique et à regagner leurs casernes. Grâce à la légitimité du suffrage universel, les islamistes de l'AKP déclinent progressivement leurs valeurs, tant en matière de politique intérieure qu'internationale. Et ce en dépit des dégâts qu'ils infligent aux relations très denses entre les armées israéliennes et turques.

Duel à peine feutré

Pour les Arabes, notamment pour leur majorité sunnite, la Turquie apparaît comme un moindre mal. Reconnaissant leur incapacité à faire face à Israël, ils préfèrent aux Perses le voisin sunnite de Turquie, héritier d'un empire qui a régné près de quatre siècles sur leurs terres, et qui déploie une politique compatible avec leurs aspirations. L'Iran, elle, tient à leur égard un discours aussi arrogant et menaçant qu'envers Israël.

La question est de savoir si la Turquie veut jouer ses cartes seulement pour détacher les Arabes conquis par le discours iranien ou si elle cherche aussi à s'inscrire dans une surenchère qui plaît tant à la base politique de l'AKP, à l'approche des élections en Turquie.

Dans ce duel à peine feutré, un pays se trouve particulièrement au premier rang des perdants : l'Egypte de Moubarak. Usé par un règne qui n'en finit plus, défié à sa frontière de Gaza, et défié une deuxième fois par la Turquie, qui a envoyé des ONG à bord de bateaux pour briser le blocus israélien de Gaza, Le Caire n'a eu le choix que de lâcher du lest, en entrouvrant le poste frontière de Rafah !

Aujourd'hui, les peuples ont le choix entre l'offre belliqueuse iranienne et son substitut, plus politique, de la Turquie. Ces deux pays promettent de prendre la relève des Etats arabes qui ont, de facto, abandonné la partie sans le crier sur tous les toits, estimant qu'ils ont suffisamment payé pour les Palestiniens, sans parvenir à des résultats probants. La question est de savoir quelle suite la Turquie de l'AKP compte donner à la dynamique enclenchée depuis janvier 2009 et lequel d'Ankara ou de Téhéran signera un "Yalta" avec Washington sur la région, au détriment des Arabes.

Quelle que soit l'évolution de cette compétition irano-turque, il est un constat qui s'impose : jamais auparavant Israël n'a été aussi isolé sur la scène internationale et jamais le Hamas de Gaza ne s'est senti aussi proche de la fin d'un blocus qui a étranglé ses administrés. La Turquie y aura été pour beaucoup.

Antoine Basbous, directeur de l'Observatoire des pays arabes.