Il faut en finir avec le racisme environnemental

Un spectre hante le mouvement écologiste : les inégalités environnementales. Dans nombre de pays, ce mouvement s’est historiquement construit sur l’idée que la crise environnementale affecte l’humanité dans son ensemble, de manière indiscriminée. Dans cette perspective, trouver des solutions à cette crise suppose de dépasser ses divisions - divisions de classe, de nationalité, de genre, entre minorités ethniques, ou la gauche et la droite. La crise environnementale est un problème qui apparaît entièrement nouveau, en affectant les conditions de survie des êtres humains sur terre. Il rendrait de ce fait obsolète les conflits intra-humains.

C’était faire fausse route. Comme l’a notamment montré le 5e rapport du GIEC rendu public l’an passé, les effets de la crise environnementale sont ressentis de manière très différente selon la catégorie sociale considérée. Le changement climatique aggravera les canicules dans les années à venir ? Celle de 2003 qui a frappé l’Europe a montré que les classes populaires sont les premières à en souffrir, parce que les logements mal isolés et vétustes sont plus difficiles à refroidir, que les pauvres se soignent moins, qu’ils sont plus isolés socialement, qu’ils ne partent pas en week-ends ni en vacances respirer l’air frais de la montagne et de l’océan. La Seine-Saint-Denis fut le deuxième département le plus touché par la surmortalité pendant ce terrible épisode caniculaire. L’augmentation des décès a été croissante avec l’âge et plus marquée chez les femmes que chez les hommes.

Les pauvres et les Noirs, principales victimes de Katrina

Les ouragans comme Katrina en 2005 seront plus nombreux et dévastateurs ? Katrina a frappé au premier chef les pauvres et les Noirs de la Nouvelle-Orléans, les quartiers riches étant comme il se doit situés sur les hauteurs de la ville. Ainsi, en plus d’autres formes d’injustices - économique, sociale, culturelle - il existe des inégalités environnementales. Les individus et les groupes d’individus ne sont pas égaux face aux conséquences de la crise environnementale, dans les pays du Nord comme du Sud. Dans sa récente Encyclique consacrée à l’environnement, le pape François le reconnaît, qui évoque « l’intime relation entre les pauvres et la fragilité de la planète ». Les inégalités environnementales existent depuis longtemps, mais le dérèglement climatique et l’épuisement de l’écosystème par les activités humaines, et plus précisément par la logique du capitalisme, les radicalisent.

Parmi les différentes formes d’inégalités environnementales, il en est une particulièrement odieuse : le racisme environnemental. Une récente étude a démontré qu’en France, pour chaque pourcentage d’immigrés supplémentaire vivant dans une ville, il y a 30 % de chances en plus pour qu’on trouve à proximité un incinérateur à déchets émetteur de substances toxiques, cancérigènes ou génératrices d’autres types de pathologies. En matière de pollution de l’air, les pics les plus importants en région parisienne sont enregistrés à Saint-Denis, dans le 93, en contrebas du périphérique et de l’A1. Ce département est balafré par les autoroutes urbaines, et en permanence survolé par les avions de Roissy et du Bourget. Les nuisances sonores et la pollution dégradent les conditions de vie dans l’une des zones les plus pauvres de France, où habitent un grand nombre d’immigrés récents, ainsi que des milliers de Roms coincés dans des bidonvilles insalubres.

Si les effets du chlordécone, un insecticide toxique employé dans la culture de la banane, sont connus depuis les années 1970, ce produit a continué à être employé dans les Antilles françaises au cours des deux décennies suivantes, donnant lieu à des taux anormalement élevés de cancer de la prostate au sein de cette population. Si les classes populaires subissent donc une part démesurée des conséquences néfastes du changement climatique, en leur sein, les minorités ethniques, les immigrés les plus récents et/ou les habitants des outremers sont encore plus défavorisés du point de vue environnemental. La notion de « racisme environnemental » vient des États-Unis. Elle a été élaborée par l’un des mouvements les plus intéressants des dernières décennies : le mouvement pour la « justice environnementale ».

Des droits civiques à la justice écologique

Au début des années 1980, des militants des droits civiques s’aperçoivent que les déchets toxiques que génère la production industrielle sont le plus souvent entreposés (légalement ou illégalement) à proximité des régions à majorité noire. En plus d’autres formes de racisme, les Noirs ont donc à subir un racisme environnemental, l’environnement dans lequel ils vivent étant plus dégradé que celui des autres catégories de la population. En 1968, Martin Luther King a consacré son ultime voyage à Memphis à l’amélioration des conditions de travail d’ouvriers noirs de l’industrie des déchets, dangereuses pour leur santé. L’histoire du racisme environnemental est spécifique à chaque pays.

Mais ce phénomène existe sous des formes diverses partout, et notamment en France. Cependant, alors qu’en Amérique du Nord, du Sud, en Afrique et en Asie, les mouvements écologistes ont fait de cette problématique un cheval de bataille, en France, la critique du racisme environnemental est complètement absente du logiciel de ces mouvements. Que le mouvement écologiste soit en France désespérément blanc, sans lien ou presque avec les associations représentant les minorités ethnoraciales, n’est pas pour rien dans ce constat. Il est temps que cela change. La critique des inégalités environnementales, et parmi elles celle du racisme environnemental, pourrait contribuer aux mobilisations. Tout mouvement social d’ampleur suppose un sentiment d’injustice, lui-même sous-tendu par l’existence d’une inégalité.

C’est parce qu’une fraction de la population plus ou moins importante se sent injustement traitée qu’elle se mobilise afin que soit mis un terme à cette injustice. C’est ce que le philosophe Jacques Rancière appelle le « tort », le tort originel fondateur de toute action politique émancipatrice. Un mouvement social qui concerne tout le monde, de manière indiscriminée, est une contradiction dans les termes. C’est en plaçant au cœur de ses revendications la question des inégalités environnementales, le tort écologique qui est fait à certains secteurs de la population, les plus pauvres et les plus discriminés, que le mouvement écologiste se hissera à la hauteur de sa mission historique, celle de mettre un coup d’arrêt à la destruction de notre environnement par un système économique et culturel générateur de toujours plus d’inégalités.

Cédric Durand est économiste à Paris 13 ; Razmig Keucheyan est sociologue à Paris 4 ; Jade Lindgaard est journaliste et membre du collectif Toxic Tours.

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