Il faut poser des limites aux géants du numérique pour sanctuariser les activités assumées par les Etats

Légiférer, émettre la monnaie ou rendre la justice sont autant de fonctions souveraines. Mais cette conception classique de la souveraineté a été bouleversée par la transition numérique. Les géants du secteur s’octroient des prérogatives qui entrent en concurrence avec la souveraineté européenne ou nationale, alors même qu’ils ne tirent pas leur légitimité des citoyens mais sont gouvernés par leurs intérêts économiques. Pour maîtriser les ressorts de l’économie et de la société numériques, la France, mais aussi l’Union européenne, doit agir. Car si « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation », d’après l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, c’est également à l’échelle de l’Union européenne (UE) que la souveraineté a vocation à se déployer, en agissant sur plusieurs leviers.

Sur leurs marchés respectifs, tels que les moteurs de recherche, les réseaux sociaux ou l’e-commerce, les géants du numérique ont acquis des positions de quasi-monopoles. Les régulateurs ont longtemps laissé subsister cet état de fait, même s’ils commencent à infliger des sanctions conséquentes. Il est donc essentiel de susciter plus de concurrence sur le marché numérique, en s’inspirant de modèles éprouvés dans les secteurs bancaire, des télécoms ou de l’énergie.

Fonds souverain

Dans un contexte international dominé par la Chine et les Etats-Unis, une politique publique d’innovation européenne ambitieuse doit également être mise en œuvre afin de faire émerger des champions européens. On ne peut que saluer l’idée évoquée par l’Europe d’un fonds souverain doté de 100 milliards d’euros tourné vers les technologies d’avenir. Mais, au regard des investissements chinois et américains, ce plan permettra tout juste de mettre l’Europe à niveau.

La souveraineté passe aussi par la fiscalité. Les géants du numérique parviennent souvent à échapper à l’impôt, en usant et abusant de montages fiscaux. La juste répartition de la valeur dans le numérique et la lutte contre l’évasion fiscale ne sont pas des sujets techniques mais des choix politiques. La France s’est récemment dotée d’une loi instaurant une taxe sur les services numériques, faute d’un accord européen. Cette initiative nationale pourrait néanmoins s’inscrire dans une dynamique de régulation de la fiscalité numérique à l’échelle internationale, puisque le G7 a ouvert des perspectives favorables à la conclusion d’un accord fiscal dans le cadre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

Le pouvoir de régulation est l’un des attributs essentiels de la souveraineté. Pour autant, les entreprises du numérique empiètent sur des missions historiquement dévolues aux Etats, sous l’œil bienveillant de ces derniers. Par exemple, la proposition de loi dite « Avia » contre la cyberhaine prévoit que le retrait des contenus manifestement illicites soit effectué par les plates-formes elles-mêmes. Et l’une d’elles a déclaré vouloir créer sa propre « cour suprême » pour trancher les litiges liés à la modération des contenus, comme le ferait un juge. Sauf que l’indépendance d’un juge est garantie par la Constitution…

Les entreprises du numérique pourraient aussi investir le champ monétaire, à l’image du projet Libra, pseudo-monnaie virtuelle à vocation universelle qui a suscité de vives réactions. Or, la monnaie, « condition essentielle d’exercice de la souveraineté nationale », selon le Conseil constitutionnel, poursuit un objectif d’intérêt général difficile à aligner avec ceux d’entreprises privées. Dès lors, il devient nécessaire de poser des limites claires aux géants du numérique pour sanctuariser les activités qui doivent être assumées par les Etats.

Trouver les bons outils

Aujourd’hui, la maîtrise des données et de leur accès est un attribut essentiel de la souveraineté. Or, celles-ci sont majoritairement détenues et exploitées par des entreprises privées, souvent extra-européennes. D’une part, l’UE doit continuer à renforcer la protection des internautes dans la lignée du Règlement général sur la protection des données (RGPD) à l’aune des évolutions technologiques (reconnaissance faciale, Internet des objets, économie de l’attention). D’autre part, elle pourrait organiser l’accès et le partage de certaines données non personnelles détenues par les entreprises qui, à l’image des données environnementales, relèvent de l’intérêt général.

L’accès à l’information passe aussi par les plates-formes, dont les algorithmes (moteurs de recherche, assistants vocaux, etc.) influent sur la perception et les choix des citoyens en sélectionnant et en classant les informations présentées à leurs utilisateurs. Si garantir le principe de transparence et de loyauté des plates-formes et des systèmes algorithmiques constitue un début de réponse, les outils de cette régulation restent encore à trouver.

Le numérique est devenu un enjeu géopolitique qui doit faire l’objet d’une stratégie à l’échelle européenne, comme l’a suggéré le président de la République lors de son discours annuel aux ambassadeurs, le 27 août. Cette stratégie doit se fonder sur un socle de valeurs européennes et se décliner sur de nombreux sujets : 5G, infrastructures, données, inclusion, vie privée, impact environnemental…

Le Parlement de Strasbourg et la Commission de Bruxelles ont un rôle décisif à jouer afin de promouvoir le numérique à l’européenne et d’en diffuser les valeurs. La France, avec l’Allemagne, peut contribuer à impulser cette politique. Un texte européen sur l’éthique de l’intelligence artificielle ou sur l’impact environnemental du numérique permettrait d’inscrire durablement les valeurs européennes dans l’économie numérique mondiale.

Salwa Toko, présidente du Conseil national du numérique (CNNUM) ; Gilles Babinet, vice-président ; Charles-Pierre Astolfi, secrétaire général ; Annie Blandin-Obernesser, membre ; Myriam El Andaloussi, rapporteure ; Philippine Régniez, rapporteure

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