Il faut que les élites soient capables de comprendre les inquiétudes du peuple face à un avenir incertain

Les manifestants de «Nuit debout» contre la loi travail, à Toulouse le 19 mai 2016. © PASCAL PAVANI
Les manifestants de «Nuit debout» contre la loi travail, à Toulouse le 19 mai 2016. © PASCAL PAVANI

«Après la démocratie» est le titre choisi par Ralf Dahrendorf, il y a quelques années, pour diagnostiquer la perte de confiance entre le peuple et les élites qui gouvernent en son nom. En suivant les débats autour de «Nuit Debout», je suis au contraire frappé par le retour d’un questionnement d’«avant la démocratie»: le peuple, en quête d’une dignité perdue, peut-il changer la société autrement que par la conquête du pouvoir politique?

Le long débat qui a précédé à Genève la mise en place de la démocratie moderne fournit un exemple frappant de cette problématique. Rousseau a tiré un immense parti du laboratoire que constituait la minuscule République; on peut encore en profiter aujourd’hui. Plutôt que, faute d’avenir, mettre en avant un passé idéalisé, nous devrions regarder de plus près notre passé réel.

Pendant tout le XVIIIe siècle et encore sous la Restauration, les revendications populaires genevoises visent avant tout le respect d’une certaine dignité humaine. Les citoyens, dont les Edits politiques de Calvin avaient reconnu la souveraineté, entendent ne pas être traités comme quantité négligeable. S’ils contestent le pouvoir exorbitant que les familles patriciennes se sont octroyées, c’est moins pour le leur retirer que pour exiger d’être pris en considération.

Défiance vis-à-vis du processus électoral

En 1707, le Syndic Chouet déclare le gouvernement de Genève «purement démocratique» puisque fondé sur la souveraineté du peuple, mais Pierre Fatio lui rétorque qu’«un souverain qui ne fait jamais acte de souveraineté est un être imaginaire, chimérique et métaphysique». La discussion sur la nature et les limites de la souveraineté populaire, ainsi lancée, ne cessera plus.

Elle s’accompagne d’une défiance vis-à-vis du processus électoral. Comme dit Rousseau, «limités dans vos élections à une petit nombre d’hommes, tous dans les mêmes principes et tous animés du même intérêt, vous faites avec un grand appareil un choix de peu d’importance.». Sous la Restauration, le gouvernement a beau élargir le cercle des électeurs potentiels, le taux des abstentions (jusqu’à plus de 80%) diminue le très faible nombre de ceux qui participent effectivement aux scrutins.

Après 1847, la naissance d’une démocratie moderne ne fait pas taire les critiques: Frédéric Bordier dénonce ceux qui la réduisent au rôle d’une «machine à voter» pour arriver à leurs fins…

Conflit jamais résolu entre le peuple et les élites

Entre le peuple, qui entend faire reconnaître sa dignité et sa souveraineté, et l’élite politique, qui se voit comme une méritocratie seule capable de définir l’intérêt public au nom duquel elle assume le pouvoir, le conflit n’est jamais résolu. Rousseau encore: «Ces deux volontés quelquefois s’accordent et quelquefois se combattent. C’est de l’effet combiné de ce concours et de ce conflit que résulte le jeu de toute la machine».

Les questions qui se posent à nous aujourd’hui sont inhérentes à l’histoire de la démocratie et de la souveraineté populaire.

Ce qui est neuf, c’est la globalisation de la problématique, la chambre de résonance dont elle dispose à travers les réseaux sociaux, et la force des mouvements populaires ou populistes, à gauche comme à droite, qui prétendent rendre au peuple la voix que les élites lui ont confisquée.

L’Europe entière et les Etats-Unis sont concernés de la même manière, notre démocratie semi-directe autant que les démocraties représentatives. L’abus du droit d’initiative dénoncé par François Cherix, s’alimente à la même source que la perte de crédit des partis traditionnels, de moins en moins reliés à leurs bases en voie de disparition.

Aveuglement des élites

Aucune réponse simple n’est à disposition, mais ce qui est en jeu, c’est la capacité des élites à comprendre les inquiétudes du peuple face à un avenir incertain et à ce qui lui apparaît comme une absence de perspectives.

Albert Gallatin, patricien genevois devenu l’un des premiers hommes d’état des Etats-Unis, le faisait remarquer en 1842 à l’un de ses cousins horrifié par la révolution radicale, «on est en général trop effrayé des innovations qu’amènent l’opinion publique et l’esprit du siècle. Il faut apprendre l’art difficile, mais partout nécessaire, de diriger dans le sens convenable, plutôt que chercher à comprimer, le formidable élément populaire.»

Force est malheureusement de constater que nos élites, dans le passé, ont fait preuve d’une extraordinaire surdité face aux revendications populaires et se sont fiées jusqu’à l’aveuglement à des soutiens dont il aurait été à leur portée de prédire l’effondrement.

Nous ne sommes pas prisonniers de l’histoire, dont l’interprétation est sujette à caution, mais n’ignorons pas pour autant les leçons qu’elle pourrait bien comporter.

Guillaume Chenevière, journaliste et historien.

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