Il faut que l’Europe achève ce qui est resté incomplet

Le moment est venu d’admettre et d’assumer la maturité de l’édifice européen construit depuis soixante ans. Un point d’équilibre a peut-être été atteint dans la répartition des compétences entre les Etats membres et le niveau européen. Il n’y a guère de fondement pour un rapatriement des compétences au niveau national, comme même les autorités britanniques l’avaient constaté avant de se fourvoyer dans l’aventure d’un référendum ; il y a peu à gagner, y compris en termes de soutien politique et populaire, à tout miser sur la prise en charge par l’Union de nouvelles missions, ou à céder au tropisme révolu de la surréglementation. Mais maturité ne veut pas dire fixité et immobilisme, eu égard aux inachèvements qui demeurent, face aussi aux nouveaux enjeux nés des technologies et des nouveaux rapports de force mondiaux. A l’Union et à ses Etats membres, conjointement, d’y faire face ensemble.

Cet âge de maturité devrait nous guérir des excès incantatoires dont la crédibilité de l’Europe a tant souffert dans le passé, des horizons radieux de « l’économie la plus compétitive du monde » à l’avènement d’une Europe sociale. Gardons-nous de les renouveler par les promesses d’une refondation complète de l’UE ou de la création imminente d’une armée européenne.

Résistons à la facilité de la fuite en avant, faisant du slogan « plus d’Europe » la panacée à toutes les faiblesses de l’économie, de la gouvernance ou de l’ordre international, au risque aussi de dédouaner chacun des Etats membres des responsabilités et des efforts qui leur incombent.

Cessons de tout attendre de réformes institutionnelles et de révision des traités toujours plus lentes à négocier et à ratifier, au bilan parfois discutable pour l’efficacité de l’Union, et rarement nécessaires pour le contenu des politiques. Préservons l’acquis essentiel que représente un marché intérieur unifié à l’échelle du continent, contre la nostalgie carolingienne du noyau dur.

Lacunes

Comment, dès lors, à l’approche des élections européennes, répondre aux attentes et aux besoins d’aujourd’hui ? Nous proposons trois pistes. D’abord en continuant d’investir l’Union d’un mandat de protection de ses citoyens et de leurs libertés, de son industrie, de ses emplois, de sa création. Même si elle a été créée avant tout afin de lever les obstacles, de promouvoir l’ouverture et d’élargir les libertés de circulation et d’échanges, elle peut et doit aujourd’hui déplacer le curseur et mieux prendre en compte un besoin de protection. Elle en a les moyens et les instruments juridiques, par des règles conçues dans ce but et des politiques ajustées à cet objectif, qu’il s’agisse de concurrence, de commerce, de données personnelles, de secret des affaires ou de maîtrise des frontières extérieures.

Pensons aussi à la protection contre les investissements chinois dans les domaines stratégiques, ou au besoin d’une approche commune vis-à-vis du retour des djihadistes européens de l’Etat islamique. Une Union européenne qui se déroberait à cette mission de protection perdrait toute chance de retrouver la confiance de ses citoyens.

Ensuite, en achevant ce qui est resté incomplet, de l’union économique et monétaire à l’espace de libre circulation Schengen. Malgré la résilience manifestée par ces constructions imparfaites face aux crises des dernières années, malgré les travaux accomplis pour les renforcer lorsque leur survie même était en jeu, elles demeurent vulnérables du fait de leurs lacunes. L’Union a démontré au cours de la dernière décennie sa capacité à surmonter des crises existentielles et à décider dans l’urgence, parfois en improvisant. Il lui faut à présent s’armer pour les chocs à venir, anticiper et prévoir.

Enfin, en insufflant une véritable dimension stratégique aux politiques européennes, dans un monde où les rapports de force sont désormais à nu. Le renforcement de la zone euro ne vise pas seulement à la stabilité économique et financière en son sein, mais à doter l’Europe d’un instrument de puissance dans le monde. Le contrôle des frontières extérieures n’a pas pour seule raison d’être de préserver un espace de libre circulation intérieure, mais doit aussi permettre de bâtir une politique migratoire humaine, réaliste et efficace, impliquant les pays d’origine et de transit.

La politique de concurrence ne peut plus avoir pour seul objectif le plus large choix au meilleur coût pour le consommateur européen, mais doit contribuer au renforcement de la base industrielle européenne face aux nouveaux compétiteurs mondiaux. Face aux bouleversements induits par Internet, il s’agit moins de construire un marché intérieur numérique que de s’armer face aux enjeux sécuritaires, sociétaux et stratégiques auxquels l’Europe est exposée.

Intérêts partagés

La prise en compte de cette dimension stratégique et géopolitique demande aux institutions et aux dirigeants européens de surmonter le compartimentage des politiques, de faire du temps long leur horizon naturel et, surtout, d’expliquer au public qu’un sursaut sera nécessaire et que des choix parfois douloureux seront inéluctables, dans un monde marqué par les affrontements et la brutalité des rapports de force.

Autant d’intérêts partagés par tous les peuples européens, qui justifient des politiques menées par l’Union. La subsidiarité, c’est-à-dire agir au meilleur niveau, est recherche d’efficacité : l’action aura lieu au niveau national dans beaucoup de domaines, de l’éducation à la protection sociale. Les Etats seraient grandement coupables de s’exonérer de leurs responsabilités propres ; mais l’Europe devra pleinement exercer les compétences qui lui ont été dévolues face aux enjeux stratégiques.

Ainsi, l’alternative n’est pas entre un idéalisme européen généreux et un conservatisme nationaliste borné. En réalité, il s’agit de faire les choix pertinents dans le contenu des politiques, qui devront être soumis au débat public dès le prochain scrutin européen, et surtout étayés par la détermination à rendre l’Europe capable de prendre son destin en main. Rien ne nous empêche de défendre ensemble la prospérité et la sécurité des Européens, mais nul ne le fera à notre place : il s’agit de passer aux actes.

Hubert Védrine (Ancien ministre des affaires étrangères), Luuk van Middelaar (Philosophe politique) et Pierre Sellal (Ambassadeur de France, ancien représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne).

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