Dans de nombreux pays industrialisés, la prospérité économique que promettaient l’intégration européenne et la mondialisation ne s’est pas concrétisée. Surtout, elle n’a pas été équitablement répartie. Les économistes savent depuis longtemps que les gains du commerce international sont mal répartis, non seulement parce que certains acteurs gagnent plus que d’autres, mais aussi parce que certains gagnent et que d’autres perdent, en termes absolus.
Le commerce international met en concurrence les travailleurs les moins qualifiés, ce qui pénalise ceux des pays les plus développés, mais il favorise aussi, au sein de ces pays, les entreprises les plus performantes au détriment de celles qui le sont moins. Ce processus, favorable à la productivité, donc à la création de richesses, est le principal responsable, selon les recherches les plus récentes, de l’augmentation des inégalités de salaires : les entreprises les plus performantes, souvent les plus grosses, qui payent des salaires plus élevés, se développent au détriment des plus faibles, moins performantes, qui versent des salaires plus bas.
La réponse usuelle des économistes est que, si l’ouverture (comme le progrès technologique) crée des gains pour un pays dans son ensemble, il est toujours possible de compenser les perdants, travailleurs ou territoires. Reste que les pays industrialisés, sauf peut-être les pays scandinaves, ont lamentablement échoué à redistribuer les bénéfices de la mondialisation. Les salariés à qui celle-ci a fait perdre leur emploi ne veulent pas seulement être compensés financièrement (par exemple par un revenu universel). Ils veulent retrouver un emploi décent, qui constitue beaucoup plus qu’une rétribution financière.
Une pression sans précédent
Or, nous n’avons pas su ou pas voulu allouer des moyens suffisants à la formation, la mobilité ou la revitalisation de bassins d’emploi. Un document récent de la Commission européenne nous apprend, par exemple, qu’en 2016, moins de 7 000 travailleurs européens ont bénéficié du Fonds européen d’ajustement à la mondialisation.
D’où un nouveau défi : au moment où, dans son volet commercial, la mondialisation requiert des moyens pour redistribuer ses gains et accompagner efficacement les perdants, elle accroît, dans son volet financier, la mobilité du capital, de la production et de la base taxable (en particulier celle des grands groupes auxquels elle profite le plus) et soumet ainsi avec le dumping fiscal qui en est la conséquence nos systèmes de redistribution à une pression sans précédent.
Politiquement, l’ouverture commerciale n’est donc soutenable que si l’on remet en cause certains aspects de l’ouverture financière en luttant contre l’évasion et la concurrence fiscale. Des progrès, certes lents, ont déjà été obtenus, en particulier grâce à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), mais on peut aller plus loin. Si de nouveaux accords commerciaux sont négociés, ils doivent comporter un volet de coopération fiscale. Cet objectif doit être au cœur de la négociation de l’accord commercial entre l’Union européenne et le Royaume-Uni, tenté de devenir un paradis fiscal.
L’intégration commerciale
Certains, la Commission européenne par exemple, objectent qu’il ne faut pas mélanger les accords commerciaux et les sujets politiques, tels que la lutte contre l’évasion fiscale ou le réchauffement climatique. Ce sont pourtant les mêmes qui rappellent, avec raison, que le premier objectif de la construction européenne fut, par l’intégration des économies, d’empêcher le retour des conflits qui ont ravagé le continent.
L’intégration commerciale était alors surtout un moyen au service d’un objectif politique, ce que nous avons oublié, parce que notre mémoire des conflits militaires s’est émoussée. Les Etats-Unis eux-mêmes ont utilisé après la seconde guerre mondiale l’ouverture commerciale sous leur égide comme un projet politique : il s’agissait alors de la cohésion de ce qu’on appelait le monde libre.
Il faut retrouver cet esprit et redonner à l’intégration commerciale des objectifs politiques qui la dépassent mais utilisent, à bon escient, les enjeux purement commerciaux. Pourquoi accorderait-on les mêmes droits, avantages commerciaux et tarifs faibles aux pays qui, en adhérant à un club, en respectant des règles de bonne conduite, s’astreignent à lutter contre la concurrence et l’évasion fiscales ou contre le réchauffement climatique et à ceux qui, en jouant le rôle de passagers clandestins, affaiblissent ces combats et remettent en cause la soutenabilité politique de la mondialisation ?
Un couloir de taux d’impôt sur les sociétés
On peut tenir le même raisonnement à l’intérieur de la zone euro. Le projet d’approfondissement de l’intégration de la zone euro avec un budget propre devrait être utilisé pour avancer sur la lutte contre la concurrence fiscale. Il faut donc conditionner l’appartenance à ce nouveau club à la mise en place d’un couloir de taux d’impôt sur les sociétés sur le modèle de celui qui existe pour la TVA.
Rouvrons aussi le débat sur la taxe d’ajustement aux frontières, qui taxerait les importations en fonction de leur contenu en carbone ou, comme l’a préconisé récemment le Conseil d’analyse économique, sur un droit de douane uniforme à l’égard des pays refusant de participer à l’accord de Paris.
La sortie des Etats-Unis de cet accord rend la discussion urgente au moins pour dissuader d’autres pays de suivre le même chemin. Le même débat sur les taxes d’importation de produits venant des paradis fiscaux doit s’engager. A chaque fois, des garde-fous seront nécessaires (ce devrait être le rôle de l’Organisation mondiale du commerce) pour éviter que l’on transforme ces mesures en mesures protectionnistes.
Aujourd’hui, la mondialisation, parfois accusée de renforcer le réchauffement climatique ou l’évasion fiscale, peut être utilisée pour promouvoir la coopération internationale sur ces questions.
Philippe Martin, professeur au département d’économie de Sciences Po. Il a été conseiller économique d’Emmanuel Macron lorsque celui-ci était ministre de l’économie et pendant la campagne de l’élection présidentielle.