Il faut rendre aux Européens la fierté d’appartenir à ce continent

Nous venons de loin, nous les Européens. Nos mémoires et nos rêves sont éclatés, parfois contradictoires. Mais, dans cette diversité, il y a un dénominateur commun : l’expérience du totalitarisme qui écrase l’identité des hommes, les torture et les manipule, pour fabriquer des clones au service de la folie meurtrière d’une idée. A l’Est comme à l’Ouest, nous avons connu la souffrance, mais aussi l’apathie face au crime, le Mitläufertum, le danger du conformisme, de l’aveuglement et de l’opportunisme.

L’histoire ne se répète pas, mais les mécanismes sociopsychologiques restent les mêmes qui, dans un contexte de crise, nous poussent à devenir les complices du déclin moral. Sans cette mémoire-là, celle de notre propre faillibilité, la démocratie est en danger.

Mon grand-père français était gendarme sous Vichy. Mon grand-père allemand était membre du parti nazi et a aryanisé une entreprise juive en 1938. Après la guerre, il fallut le courage de la génération de mon père pour tirer la population allemande de l’amnésie et lui faire reconnaître que sans sa complicité passive ou active le IIIe Reich n’aurait pas pu accomplir des crimes d’une telle ampleur. La responsabilité individuelle est devenue le cœur du travail de mémoire en Allemagne de l’Ouest. A l’école, on m’a appris à m’identifier aux Mitläufer – ceux qui marchent avec le courant – pour prendre conscience de ma propre vulnérabilité et on m’a armé de discernement moral face aux manipulateurs. Dans ce pays qui a fait la double expérience de l’idéologie nazie et communiste, j’ai compris l’influence de chacun de nous sur le cours de l’histoire.

Manipulation psychologique

Qui d’autre a fait ce travail en Europe ? La culpabilité du peuple allemand a servi d’alibi à beaucoup de voisins européens pour faire oublier leur propre rôle de Mitläufer.
Ils ont échoué à se servir de la mémoire pour se défendre contre une manipulation psychologique qui aujourd’hui ressemble à s’y méprendre à celle d’hier : exploiter la fragilité des repères identitaires pour imposer une nouvelle identité ; flatter le narcissisme en générant un sentiment d’appartenance à un corps social dont d’autres sont exclus ; mentir, créer la confusion, pour nourrir l’irrationnel et inverser nos valeurs morales – quand le bien devient mal et le mal devient bien. Un peuple qui ne croit plus en rien est malléable à merci, disait la politologue juive d’origine allemande Hannah Arendt.

Un symptôme de l’avancée de l’irrationnel est le décalage entre la perception négative du projet européen et la réalité de son succès à bien des égards. A qui profite ce décalage ? Aux partis populistes et aux extrémistes, soutenus par la Russie de Vladimir Poutine. S’ils gagnent, c’est leur modèle qui s’imposera en Europe. Cela se répercutera de manière dramatique sur nos libertés dont nous avons oublié à quel prix elles furent conquises.

L’Europe s’est fondé sur la mémoire des guerres, des dictatures et de l’holocauste. Mais nous avons aussi besoin d’une mémoire positive. Ce terrain-là, ne l’abandonnons pas aux populistes qui y déploient la nostalgie du fascisme. Il faut rendre aux Européens, aux jeunes, la fierté d’appartenir à un continent dont les peuples ont su par deux fois, en 1945 et en 1989, vaincre les totalitarismes et rendre aux citoyens leur dignité et leur liberté. Chacun de nous sera indispensable.

Géraldine Schwarz est journaliste et essayiste franco-allemande. Auteure de documentaires, elle a également publié chez Flammarion Les Amnésiques, pour lequel elle a reçu le Prix du livre européen 2018.

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