Il faut sauver Antonio Gramsci de ses ennemis

Suivant les données de la Bibliografia gramsciana, fondée par John M. Cammett, et de l’International Gramsci Society, il existe plus de 18 000 études consacrées au philosophe, homme politique et révolutionnaire italien, publiées dans une quarantaine de langues (2 500 en anglais, 600 en japonais). Preuve de la richesse de sa pensée, mais aussi de la difficulté à définir, sans trop de simplifications, «ce que Gramsci a vraiment dit». S’il est normal que son œuvre (dont il faut rappeler qu’elle a été pour une large part rédigée en prison, qu’elle a de ce fait un caractère «non systématique», et qu’il a fallu plusieurs décennies pour en présenter une édition scientifique), fasse l’objet d’une multitude d’interprétations, il apparaît plus paradoxal qu’après avoir constitué l’une des assises fondamentales du marxisme d’après Marx, elle soit, depuis le début des années 80, «annexée» par la pensée d’extrême droite. Il y a même eu un Sarkozy, philosophe bien connu, pour déclarer (au Figaro) : «Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci : le pouvoir se gagne par les idées.»

Antonio Gramsci est né le 22 janvier 1891 à Ales, en Sardaigne. Enfant, il fait une grave chute qui déforme à jamais son dos. Pour aider sa famille, le jeune Antonio trouve un travail de «transporteur de dossiers» au cadastre de Ghilarza. Une bourse lui permet de partir pour Turin et de s’inscrire à la faculté de lettres. Membre des jeunesses socialistes, il entre, en 1916, à la rédaction de l’Avanti ! comme chroniqueur et critique théâtral. Il étudie l’idéalisme allemand, Hegel, et découvre Marx. Un an après, il dirige le Cri du peuple : c’est dans ses pages qu’il commente la révolution russe.

Portrait d'Antonio Gramsci (1891-1937).
Portrait d'Antonio Gramsci (1891-1937).

En 1919, il fonde l’Ordine nuovo. Dans un article de cette revue, il lance l’idée des «conseils d’usine», qui aussitôt se multiplient. Gramsci devient le leader du mouvement conseilliste, lors des grandes grèves de mars-avril 1920. L’année suivante, il entre au Comité central du Parti communiste, juste né à Livourne, qui le délègue à l’Internationale. Il part pour Moscou fin mai 1922. Malade, il reste six mois au sanatorium de Serebryany Bor, où il rencontre une jeune musicienne russe, Julia Schucht, qui deviendra sa femme.

Le «cerveau» à supprimer

En 1923, le Komintern l’envoie à Vienne pour suivre de plus près la situation en Italie, où le fascisme s’est installé. Chef effectif du PCI, Gramsci est élu député de Vénétie le 6 avril 1924. Revenu en Italie, il est, pour les mussoliniens, le «cerveau qu’il faut empêcher de fonctionner». Malgré son immunité parlementaire, il est arrêté par les fascistes le 8 novembre 1926. Il restera en prison jusqu’à sa mort, le 27 avril 1937. On sait aujourd’hui - il faudrait tout un livre pour en expliquer les sombres raisons - que les cadres du Parti n’ont pas fait grand-chose pour le libérer.

Du côté opposé, une certaine historiographie de droite, pour détruire l’idée qu’il aurait été le «cerveau» à supprimer, s’escrime désormais à montrer qu’en réalité Mussolini a «aidé» Gramsci et a «sympathiquement» veillé à ce qu’il reçoive dans sa cellule les livres dont il avait besoin.

Toujours est-il qu’au début des années 30, toute référence au fondateur du journal du Parti, L’Unitá, disparaît de la presse communiste. Ce n’est qu’après la guerre que sa mémoire devient objet de culte. Gramsci est le Parti par antonomase, son héros, son label, sa «philosophie». Son portrait est dans toutes les cellules, son effigie sur les drapeaux, les polos et les agendas. Durant la période révolutionnaire, en Union soviétique, il était par l’action, Lénine, et par sa pensée, Marx. Mais lorsque, en Italie, le parti de Togliatti, puis de Luigi Longo et d’Enrico Berlinguer, le transforme en théoricien de l’eurocommunisme, antidogmatique et antistalinien, à Moscou on l’efface des tablettes. Il sera réhabilité, comme les autres hérétiques György Lukács ou Nikolaï Boukharine, lorsque Gorbatchev lancera la glasnost.

En juillet 1987, la revue Kommunist titre : «L’actualité des idées d’Antonio Gramsci» et annonce la parution en russe des Cahiers de prison. En Italie, grâce à l’hégémonie culturelle exercée par le Parti communiste, Gramsci devient un auteur classique, étudié dans les écoles. La gauche française, en revanche, l’ignore ou le sous-estime. Une partie des raisons est éditoriale. Gallimard publie les Lettres de prison en 1971 et, de 1974 à 1980, les Ecrits politiques (rédigés avant l’emprisonnement). Ce n’est qu’en 1984 que Robert Paris commence la publication des ouvrages de captivité, les cinq volumes des Cahiers de prison.

Longtemps, autrement dit, on n’a guère disposé en France d’une édition fiable de l’œuvre gramscienne. Les autres motifs sont politiques et philosophiques. Le marxisme, en France, c’était en grande partie Louis Althusser. On lui doit probablement d’avoir introduit de force Gramsci dans le débat théorique. Mais d’une façon assez paradoxale, puisque, au nom de la «scientificité» du marxisme (mère porteuse de bien des catastrophes), il soumet à une violente critique toute la pensée gramscienne, réduite à une forme d’«historicisme». L’opération ne réussit guère, et, à mesure que les œuvres du philosophe sarde paraissent et que paraissent, de plus en plus nombreux, les commentaires et les études, Gramsci devient la «coqueluche» de la gauche française. «Le siècle sera gramscien ou ne sera pas», lance audacieusement un hebdomadaire.

On pourrait supposer que les Cahiers ne sont pétris que de politique et de théorie marxiste. Ce n’est pas le cas. Ils représentent six ou sept années d’écriture dans la solitude d’une cellule ou d’une chambre de clinique, mais tout y est : réflexions personnelles, développements philosophiques, portraits, remarques psychologiques, études littéraires, notes bibliographiques, essais de traductions… Il voulait faire, écrit-il à sa belle-sœur, Tatiana Schucht, «quelque chose "für ewig"», «pour l’éternité», qui pût l’«absorber» et «centrer [sa] vie intérieure».

Une assise théorique

En entamant son premier cahier, le 8 février 1929, il dresse la liste, en seize points, des principaux thèmes qu’il se propose d’étudier : «Théorie de l’histoire et historiographie», «Formations des groupes intellectuels italiens», «Littérature populaire des romans-feuilletons», «Le concept de folklore», «La question méridionale», «Le sens commun», etc. Publiés à partir de 1948 en volumes thématiques - le Matérialisme historique et la philosophie de Benedetto Croce, les Intellectuels et l’organisation de la culture, Notes sur Machiavel… - les Cahiers feront de Gramsci «le plus grand philosophe marxiste après Marx». Sa pensée, diversifiée et articulée, offre, en effet, une assise théorique à partir de laquelle il est possible de rendre compte de la complexité des sociétés occidentales avancées, dans lesquelles le «dessein révolutionnaire» ne peut reproduire les schémas du modèle soviétique, mais exige d’abord la «direction intellectuelle et morale» de la société civile et la conquête de l’«hégémonie».

A la critique de l’économisme dominant, Gramsci ajoute donc les dimensions culturelles et éthiques de l’exercice du pouvoir politique. Son apport spécifique au marxisme, qu’il nomme «philosophie de la praxis», tient à la façon dont il a repensé les liens entre l’infrastructure économique et la superstructure idéologique, à laquelle il donne une importance capitale. C’est dans ce cadre - l’analyse des conditions culturelles de l’action - qu’il a élaboré ses recherches sur les intellectuels et a forgé le concept, très opératoire, d’«hégémonie».

A partir de làont fleuri les «études gramsciennes», en nombre infini, et dans tous les pays. Elles ont surtout proliféré au sein de la gauche intellectuelle - l’Argentin Ernesto Laclau pour ne citer qu’un nom - qui, exploitant la «philosophie de la praxis» de Gramsci, mais aussi sa vision de l’Etat et de la société civile, a tenté, comme le voulait Marx, de faire l’«anatomie» des sociétés contemporaines, dont le mode de production a radicalement changé, où les notions de «classe», de «parti», de «prolétariat», etc. ont perdu de leur prégnance et où la politique a été dessaisie de son gouvernail par les puissances absconses de la finance.

Dans les pays anglo-saxons et aux Etats-Unis - où une anthologie des Prison Notebooks figure parmi les lectures obligées des étudiants en philosophie, sociologie, sciences politiques et journalisme - la pensée gramscienne alimente les cultural studies, par l’intermédiaire de penseurs tels que Edward W. Said ou de l’Anglo-Jamaïcain Stuart Hall, les postcolonial studies, à travers la derridienne Gayatri Spivak, et les subaltern studies, nées en Inde du travail de l’historien Ranajit Guha et de son élève Partha Chatterjee, qui a interprété la lutte de libération indienne au moyen des catégories utilisées par Gramsci pour le Risorgimento italien. Le penseur sarde est même devenu une sorte de drapeau de la lutte des minorités sexuelles ou ethniques sous la plume de l’Afro-Américain Cornel West («Councillor West», dans Matrix Reloaded des sœurs Wachowski).

En Amérique latine, et au Brésil en particulier, Gramsci continue, en revanche, à être lu (entre autres par Carlos Nelson Coutinho, Marco Aurélio Nogueira ou Marcos del Roio) comme théoricien politique révolutionnaire, dont les outils restent opératoires pour comprendre les dynamiques du monde globalisé (et en sortir). On n’oublie pas, enfin, que Gramsci est une référence tant pour Aléxis Tsípras et les inspirateurs de Syriza en Grèce, ou pour Pablo Iglesias et les philosophes de l’université Complutense de Madrid, où est né Podemos. Dans tous les cas, il s’agit d’une exploitation légitime de la pensée gramscienne, qui en poursuit la visée émancipatrice, de gauche.

«Gramscisme de droite»

Plus paradoxale est sa «récupération» par les penseurs néoconservateurs ou d’extrême droite. C’est sans doute Alain de Benoist qui insista le premier, dès les années 70, sur la nécessité de forger un «gramscisme de droite» (oxymore ?) qui puisse inciter les politiques droitières à faire davantage attention aux dimensions culturelles de l’action politique. En 1985, huit de ses textes sont réunis et traduits en allemand sous le titre Kulturrevolution von rechts. Gramsci und die Nouvelle Droite,et la revue Junge Freiheit («jeune liberté») explicite encore le propos en appelant la droite et l’extrême droite à la reconquête de l’«hégémonie sociale» perdue contre la gauche, en travaillant sur la notion (gramscienne) de «sens commun».

L’appel, depuis, a été entendu, des think tanks «néocons» américains au Front national lepéniste - même si l’on oubliait que, pour Gramsci, c’est le Parti communiste qui devait construire l’hégémonie et, en tant qu’intellectuel collectif, donner cohérence au «sens commun», afin que de là sourdent, majoritaires, les idées de justice sociale. A voir la façon dont il est aujourd’hui utilisé par ceux qui furent toute sa vie ses ennemis, Antonio Gramsci se retournerait dans sa tombe. Là où il est, il a sans doute gardé avec plus d’émotion la «vidéo lettre» que lui envoya, en 1997, l’historien marxiste Eric Hobsbawm : «Tu es mort depuis soixante ans, mais tu vis dans le cœur de ceux qui veulent un monde où les pauvres aient la possibilité de devenir de vrais êtres humains.»

Robert Maggiori

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