Il faut verser d’urgence une aide économique et militaire à Kiev

Près d’un an après la chute du président Yanoukovitch en Ukraine, la situation est sombre. L’annexion de la Crimée dans un remake presque parfait de l’Anschluss de l’Autriche par l’Allemagne en 1938 ramène le continent européen à l’instabilité des temps anciens.

Cette analogie avec l’Allemagne d’hier ne trahit pas la faillite intellectuelle d’un analyste occidental : les travaux du très Poutinien et intellectuellement sérieux Serguei Karaganov mettent eux aussi en parallèle la Russie d’aujourd’hui et l’Allemagne d’hier, chacune censément confrontée à son « Versailles ».

Le président Poutine agit comme le chef d’un Etat révisionniste, décidé à s’affranchir des règles auxquelles avait librement souscrit Moscou il y a un quart de siècle. De la même manière que personne en Russie comme hors de Russie n’avait vu venir la transgression fondatrice qu’a été l’annexion de la Crimée, nul ne peut prévoir la prochaine étape.

Après des élections réussies, des accords avec l’Union européenne et le FMI, et un début de reconquête par la Russie de ses territoires orientaux occupés par des forces armées, l’Ukraine court à la banqueroute militaire et économique. Fin août 2014, une contre-offensive vigoureuse à laquelle participent des unités régulières de l’armée russe met à mal l’armée de Kiev. Depuis lors, la guerre, avec ses blindés, ses fusées, ses canons lourds, s’est installée. L’armée ukrainienne vidée de sa substance après des années d’impérities est incapable de suivre le rythme imposé par les forces déployées contre elle.

En l’absence d’un soutien franc et massif, l’Ukraine s’effondrera économiquement et le cas échéant politiquement. Viendra alors le temps de la « fédéralisation », ce qui, dans la définition qu’en donnent les responsables russes, signifie la désintégration ; le gouvernement de Kiev réduit à des fonctions symboliques cependant que l’essentiel des compétences serait dévolu à chacune des 24 régions, Crimée non comprise, Moscou entretenant des relations directes avec chacune d’entre elles.

Puissance nucléaire

Ce scénario est dramatique pour l’Europe. Après un tel succès russe, le projet révisionniste envers d’autres peuples de l’ex-empire soviétique s’en trouverait enhardi. L’Ukraine « fédéralisée » serait le théâtre d’un conflit similaire à celui de la Bosnie, mais à la puissance dix, avec 43 millions d’habitants au lieu de 4,3 et un territoire grand comme la France et le Benelux réunis. De 1918 jusqu’à la fin du règne de Staline, l’on s’y est battu. Ayant une frontière commune avec quatre états membres de l’Union européenne, dont trois (Pologne, Slovaquie, Hongrie) appartiennent à la zone Schengen, nos pays seraient en première ligne, notamment en termes de mouvements de population.

Dans ces conditions, que faire ? D’abord, il ne faut pas se tromper d’objectif. L’Europe ou l’OTAN n’ont pas pour objectif de renverser le président Poutine. Cela devrait aller sans dire, mais notre propension à répondre à toute escalade russe par un nouveau durcissement des sanctions peut faire croire aux Russes que c’est la Russie et son régime qui sont visés.

Nécessaire symboliquement et pratiquement après l’annexion de la Crimée, l’arme des sanctions ne doit plus être privilégiée. L’objectif primordial est de sauver la souveraineté de l’Ukraine et non de punir toujours plus la Russie. L’Histoire enseigne que les sanctions ne modèrent pas forcément la politique d’un Etat révisionniste : le Japon à la veille de Pearl Harbor.

La Russie n’est pas simplement la Serbie à la puissance vingt. Elle est une puissance nucléaire, comme le rappelle volontiers le président Poutine. Les Occidentaux devront s’en tenir aux disciplines de la guerre froide : pas de confrontation directe entre les forces de pays disposant d’armes nucléaires, et une retenue stratégique s’agissant de l’élargissement des alliances.

Double illusion

Dès lors que chacun des états allemands avait rejoint qui l’OTAN qui le Pacte de Varsovie, l’architecture de sécurité en Europe n’a guère bougé jusqu’à ce que la disparition de l’empire soviétique ne transforme la donne 25 ans plus tard. Cela n’interdisait pas d’autres politiques. La Yougoslavie de Tito menacée d’invasion après son expulsion du Kominform reçoit près de 400 avions de combat américains et une aide économique occidentale majeure.

Tout au long de la guerre froide, des états neutres comme la Finlande, la Suède, l’Autriche, situés à proximité des forces du Pacte de Varsovie reçoivent aide et armes occidentales (et soviétiques aussi dans le cas de la Finlande). Il n’était pas question dans les cas cités d’une entrée dans l’OTAN ou dans le Pacte de Varsovie : l’essentiel n’était pas là, mais dans la préservation de la souveraineté de ces pays par le redressement économique et la crédibilité de leur politique de sécurité et de défense.

Dans le cas de l’Ukraine, c’est une telle politique qu’il faudra conduire. Cependant, il faudra éviter une double illusion. Livrer des armes, même bien choisies et accompagnées des conseils techniques idoines ne servira à rien si l’économie d’Ukraine fait faillite. Il est au moins aussi important de boucler un nouveau plan de sauvetage, l’actuel prêt du FMI n’ayant pas prévu le coût de la guerre, et de l’encadrer par un plan à long terme. Livrer des armes ne suffira pas non plus à dénouer la crise, d’autant que la Russie pourra faire monter les enchères.

Il va falloir, comme l’ont fait nos aînés, partir du principe que cette crise durera longtemps encore. Les guerres de succession de Yougoslavie ne se sont éteintes qu’au bout de dix ans.

François Heisbourg , conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique.

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