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Il n’y a pas de distinction entre observer les étoiles et participer à un jardin partagé (6/6)

Il n’y a pas de distinction entre observer les étoiles et participer à un jardin partagé (6/6)

La nuit du 12 au 13 août sera celle des étoiles filantes. C’est, comme chaque année, le moment culminant de la pluie des Perséides, un essaim de météores, débris d’une comète, que traverse la Terre entre fin juillet et fin août. Cette nuit-là, ce sera l’occasion pour tous les clubs d’astronomie amateurs de sortir lunettes et télescopes et de montrer au grand public les merveilles du ciel. Si ces clubs, présents partout en France, font aujourd’hui partie du paysage associatif, l’astronomie amateur a une histoire plus ancienne et ses liens avec l’astronomie plus académique ont beaucoup évolué avec le temps. On a voulu en parler avec Volny Fages, maître de conférences à l’Ecole normale supérieure de Paris-Saclay, chercheur en histoire et en sociologie des sciences, et auteur de Savantes nébuleuses, sorti en 2018 aux éditions de l’EHESS.

A quoi ressemblent les débuts de l’astronomie amateur ?

Il faut faire très attention à ce qu’on entend par «amateur». Il y a un vrai biais historique à considérer des choses comme on les considère dans le présent. Au XVIIIe siècle, les sciences sont très largement pratiquées par des amateurs, dans le sens où il existe très peu de salariés dans le domaine scientifique. Lavoisier, par exemple, est-il un amateur ? Oui, probablement, et c’est le plus grand chimiste de tous les temps. En astronomie, les amateurs, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, sont essentiellement des gens fortunés, que l’historien britannique Allan Chapman a appelé les «grands amateurs».

Qui sont-ils ?

L’exemple typique, c’est William Herschel, qui est encore une référence aujourd’hui pour les astronomes amateurs. Il construit lui-même ses télescopes et ses instruments d’observation et, en 1781, c’est lui qui découvre Uranus. Avec sa pratique à l’écart des institutions, on peut dire qu’il est amateur même si c’est quelqu’un qui travaille à la pointe de la science. La bascule s’opère entre 1860 et 1890 lorsqu’en France et en Grande-Bretagne, l’astronomie se professionnalise. Des organisations institutionnelles se mettent en place, des chaires sont créées, ainsi que des formations spécifiques pour les astronomes. L’astronomie devient ainsi une science professionnelle, même si les astronomes professionnels sont encore en très petit nombre. Une nouvelle répartition de la parole savante voit le jour, c’est-à-dire que l’accès aux grandes revues, comme l’incontournable Comptes rendus de l’Académie des sciences, devient de plus en plus difficile pour des gens qui ne font pas partie de cette astronomie professionnalisée. A ce moment-là, la forme amateur telle qu’on la connaît commence à émerger.

Comment s’organise-t-elle ?

Face à cette confiscation de la parole légitime, on observe deux catégories de réaction. On trouve d’une part une grande résistance, une acrimonie, notamment de la part des élites sociales qui, dans les années 1850 et 1860, étaient légitimes pour parler de sciences. Soudainement, elles se retrouvent délégitimées. Ce sont des personnages complètement oubliés aujourd’hui mais alors ils cherchent à occuper l’espace, discutent avec les académiciens et les grandes stars de l’époque. On trouve d’autre part des amateurs qui veulent prendre le train de la professionnalisation en route. C’est le cas de Camille Flammarion, un personnage central dans l’histoire de l’astronomie amateur. Il est à l’origine de la création de la Société astronomique de France, qui existe encore, et écrit Astronomie populaire. Le livre provoque un déclic chez tout un tas de gens qui vont avoir envie de regarder les étoiles et les planètes. L’idée est pour lui de calquer les méthodes de l’astronomie professionnelle et d’acquérir de grands instruments, comme la grande lunette de l’observatoire de Juvisy-sur-Orge (Essonne), pour participer concrètement à la science.

D’où vient la motivation de ces «grands amateurs» du XIXe ?

Les motivations sont extrêmement variées et évoluent beaucoup entre le tout début et la toute fin du XIXe siècle, mais on peut en identifier trois majeures. D’abord, participer à la fabrication de la science. Il faut en être. Certains vont s’investir dans l’observation astronomique tout en participant à des excursions de géologie, à la récolte de spécimens de la flore, etc. Cette motivation-là gagne en importance avec l’avancement du siècle. La science devient un phénomène culturel central avec la vulgarisation, la science-fiction de Jules Verne, etc. La deuxième motivation, c’est la qualité de la position sociale dans certains cénacles. Un industriel n’aura pas le même statut s’il est, en plus, élu à l’Académie des sciences. Et l’identité de savant est socialement très puissante. Enfin, la troisième motivation, c’est bien sûr la fascination pour le ciel. Un attrait qu’il faut croiser avec les motivations religieuses. S’intéresser aux questions plus générales comme la formation des astres ou la structure du cosmos rencontre clairement des engagements religieux ou spiritualistes. Camille Flammarion est aussi un grand défenseur du spiritisme et de la discussion avec les fantômes. Pour lui, c’est une activité très sérieuse et tout aussi scientifique !

Quand l’astronomie amateur décroche-t-elle vraiment de la recherche scientifique ?

Dans les premières décennies du XXe siècle, deux événements vont rendre impossible la participation des amateurs à la science la plus avancée. D’une part, le développement des grands observatoires - Yerkes, le mont Wilson, l’observatoire de Nice, en France -, avec des lunettes très grandes et très chères, et un accès extrêmement contraint et protégé. Et, d’autre part, les théories fondamentales évoluent avec la relativité restreinte, puis la relativité générale d’Einstein. Les questions que se posent les astronomes vont évoluer. Surtout, la manière de faire de l’astronomie va se transformer, nécessitant une exigence mathématique de plus en plus importante - une connaissance que n’ont pas les amateurs des décennies précédentes. Il va y avoir alors un décrochage, et les amateurs vont vivoter dans des sociétés scientifiques. Celles-ci retrouveront finalement un certain essor après guerre, surtout dans les années 50 et 60 avec la multiplication des clubs d’astronomie, qui sont de lointains héritiers des sociétés savantes. Va alors se développer une pratique ludique, un «loisir sérieux». Il n’a pas les contraintes d’une activité professionnelle, mais il ne permet pas non plus de faire n’importe quoi. Ses règles sont très précises. L’astrophotographie amateur, par exemple, est aujourd’hui devenue assez impressionnante. Le niveau d’expertise dans la maîtrise technique du geste, des instruments, est considérable, parfois bien supérieur à celle d’un astronome professionnel. Le développement de ce loisir sérieux va être rendu possible par le fait que les instruments peuvent être produits à la chaîne, en masse, et que les prix diminuent. Un marché se constitue dans les années 60 et 70 autour des amateurs du ciel, dans le sillage de ce qui se passe pour les amateurs de photographie. Ça crée un statut d’amateur particulier, à côté de celui de savant professionnel… qui peuvent très bien être un seul et même individu. Un astronome professionnel peut très bien être aussi un astronome amateur, car ces deux activités deviennent très différentes.

L’astronomie professionnelle et celle amateur fonctionnent donc comme deux disciplines qui évoluent en parallèle…

Jusqu’à la généralisation de l’imagerie numérique, oui. La frontière entre les deux est même très étanche. Les choses ont commencé à changer avec l’apparition des outils numériques. Des formes de collaboration entre amateurs et professionnels se mettent en place. C’est assez marginal et exceptionnel, mais ça amène à une nouvelle forme d’articulation entre l’amateur et le pro en astronomie qu’on appelle la crowd science, la science par la foule. On trouve ce genre d’opération notamment autour de la classification des images prises par les grands télescopes. Il s’agit vraiment d’utiliser les outils numériques, en l’occurrence des interfaces très simples et très ludiques sur Internet qui permettent à tout un chacun d’opérer des classifications selon des critères assez simples pour trier des nébuleuses ou des astres en fonction de leur forme. Les opérations de ce genre ont été des succès considérables à partir de 2007. Il y a, chez les chercheurs qui mettent en place ce genre de collaboration, un enjeu politique : essayer de casser cette frontière un peu trop forte entre le monde de la science professionnalisée et le reste du public. Au risque cependant de réduire la pratique amateur à un simple rôle de taxonomie, ce qui renvoie aux positions que l’on imposait aux astronomes amateurs vers 1880 et 1890, lorsque la science s’est professionnalisée. On retrouve une forme de taylorisation de la pratique savante : d’un côté des chercheurs qui abordent les questions vraiment importantes, comme les analyses statistiques et les interprétations, et de l’autre une armée de petites mains qui produisent à la chaîne de la classification.

Il y a une certaine résilience des pratiques amateurs à travers les âges, malgré les changements et les révolutions du secteur…

A plusieurs titres. C’est d’abord une résilience de l’intérêt populaire pour la science, malgré son caractère parfois très complexe. Elle se traduit par les très bonnes ventes des ouvrages de vulgarisation, par le succès de tout un tas de savants dans l’espace public. Mais c’est aussi une résilience de la pratique, par rapport à la confiscation savante. Ce n’est pas la même chose de donner accès au savoir et de permettre la participation active. Et cette pratique, elle vient de la science amateur, mais aussi du bricolage de garage, du «faire», de la participation collective à des projets. Je ne fais finalement pas de distinction franche entre la volonté d’aller observer les étoiles dans un club d’astronomie et la participation à un jardin partagé. Ça génère des formes de satisfaction qui sont assez difficiles à caractériser. Une libido sciendi, une passion presque physique pour la connaissance. Ces clubs, ces associations, ces sociétés, c’est aussi du vivre ensemble. Aller passer une nuit à la belle étoile, il y a quelque chose de l’aventure, quelque chose du collectif. On est des amis plus proches après avoir passé une nuit à observer les étoiles.

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