Il y a 60 ans, l’assassinat de Patrice Lumumba, un crime politique avec des responsabilités belges

Patrice Lumumba, Premier ministre du Congo, assassiné le 17 janvier 1961 au Katanga en sécession. © BELGAIMAGE
Patrice Lumumba, Premier ministre du Congo, assassiné le 17 janvier 1961 au Katanga en sécession. © BELGAIMAGE

Le 17 janvier 1961, au début de la nuit, l’ancien Premier ministre Lumumba et ses deux compagnons, Maurice Mpolo et Joseph Okito, sont exécutés par un peloton de la gendarmerie-armée katangaise commandé par un officier mercenaire belge, en présence de plusieurs ministres du Katanga en sécession.

Patrice Lumumba, devenu Premier ministre du Congo le jour de l’indépendance, le 30 juin 1960, l’a été pendant 67 jours seulement, avant d’être révoqué en septembre, puis assigné à résidence, arrêté ensuite, et transféré enfin au Katanga, pour y trouver la mort le soir même.

Soixante ans plus tard, grâce surtout au minutieux travail de la commission d’enquête de la Chambre des représentants belge et de ses experts, une part de lumière peut éclairer et permettre de mieux comprendre ces événements tragiques, leur enchaînement et les responsabilités tant au Congo qu’à l’étranger, y compris celles, irréfutables, de responsables belges.

Deux a priori doivent être évités : l’assassinat de Lumumba n’est pas dû à son discours du 30 juin 1960 devant le roi Baudouin, comme certains le croient encore ; il n’est pas non plus le résultat d’un complot organisé minutieusement depuis la rupture avec la Belgique, le 14 juillet. C’est le résultat d’un lent processus par lequel une coalition large, mais hétéroclite, s’est engagée, en y voyant la solution possible pour régler la crise que traversait le Congo et surtout pour y conserver chacun son pouvoir ou son influence.

Six mois contre Lumumba : les responsables belges sont intervenus directement ou indirectement de manière persistante pour affaiblir le gouvernement Lumumba, dès juillet 1960, contribuer à renverser le Premier ministre, obtenir son assignation à résidence et son incarcération, et faire réaliser le transfert de Lumumba au Katanga, où il sera assassiné.

Personne n’expliquera jamais ouvertement les raisons de cette politique, mais il est clair que Lumumba était considéré par ces responsables belges comme le leader congolais qui pouvait contrecarrer l’influence belge et occidentale au Congo indépendant.

Six mois de chaos, de l’indépendance à l’assassinat de Lumumba

Quelques jours après l’indépendance, le 30 juin 1960, le Congo s’embrase avant de sombrer dans le chaos. La Force publique, mi-armée, mi-gendarmerie coloniale, se mutine. Les premières violences contre les Européens provoquent leur exode massif. La Belgique se lance dans une guerre coloniale et soutient la sécession du Katanga minier.

Les Etats-Unis ne veulent pas d’une guerre au cœur de l’Afrique en pleine guerre froide, pays occidentaux contre communistes. L’ONU intervient. Les premiers Casques bleus débarquent le 16 juillet. La crise devient internationale.

La crise politique plonge le pays en pleine confusion. Le colonel Mobutu signe son premier coup d’Etat. Le cadre européen a fui. De sécessions en rébellions, le Congo plonge dans la tragédie d’une guerre civile de quatre ans.

Le dernier jour, le 17 janvier 1961

Vers six heures du matin, le 17 janvier 1961, le chef de la Sûreté congolaise, Victor Nendaka, sort Lumumba et neuf autres prisonniers politiques de leur cellule du camp militaire de Thysville (aujourd’hui Mbanza-Ngungu), à 150 km de Léopoldville (Kinshasa aujourd’hui). Une nouvelle mutinerie a éclaté, et certains craignent la libération de Lumumba, arrêté pour avoir rejeté sa révocation comme Premier ministre.

Nendaka sépare trois prisonniers des autres : Patrice Lumumba, Okito, le vice-président du Sénat, et le ministre Mpolo. Les trois hommes sont amenés en camion à une heure de route, pour monter ensuite dans un petit avion et rejoindre Moanda, sur la côte atlantique : ce petit aéroport isolé n’est pas contrôlé par les Casques bleus de l’ONU.

Destination Elisabethville, au Katanga en sécession

Il y a 60 ans, l’assassinat de Patrice LumumbaFerdinand Kazadi et Jonas Mukamba, deux membres du collège des commissaires, l’exécutif mis en place en septembre par le colonel Mobutu après son coup d’Etat, ont quitté Léopoldville en DC4 pour Moanda. Les deux commissaires sont kasaïens, et connus comme hostiles à Lumumba.

Les prisonniers montent à bord, avec les deux commissaires et une escorte de trois soldats. Le pilote reçoit l’ordre de joindre Elisabethville, la capitale du Katanga en sécession. Jusqu’à la dernière minute, une autre destination était possible : Bakwanga, au Sud-Kasaï, lui aussi en sécession. Le transfert s’impose pour éloigner Lumumba et le "mettre en lieu sûr", comme on l’écrit officiellement.

Les trois prisonniers sont constamment battus dans l’avion, et le pilote doit même demander d’arrêter les coups, parce qu’ils déstabilisent l’appareil.

Le président katangais d’accord, mais pris de court

11 juillet 60, Moïse Tshombe proclame la sécession du Katanga, le lendemain à Elisabethville, avec un officier belge. © Tous droits réservés
11 juillet 60, Moïse Tshombe proclame la sécession du Katanga, le lendemain à Elisabethville, avec un officier belge.

Le DC4 annonce son arrivée et atterrit peu avant 17 heures. C’est la surprise. Le président du Katanga en sécession, Moïse Tshombe, avait accepté le transfert la veille, sous conditions, mais il ne s’attendait pas une arrivée aussi rapide. Le pouvoir central à Léopoldville le prend de vitesse et le met au pied du mur.

Le ministre katangais de l’Intérieur, Godefroid Munongo, est au pied de l’avion, avec une escorte armée d’une centaine d’hommes et un blindé léger. Plusieurs agents belges sont présents. Des soldats de l’ONU assistent à la scène de loin.

Les trois hommes sont amenés sans ménagements dans une villa réquisitionnée, la maison Brouwez. Ils sont très violemment frappés et battus à plusieurs reprises par des mercenaires ou des agents belges, par des ministres katangais, et, selon certaines sources, par Tshombe lui-même.

Trois exécutions dans la nuit, en présence de Tshombe

Les ministres katangais délibèrent en conseil pendant une heure et demie, ils boivent beaucoup de whisky. Il y a sans doute déjà un consensus sur le projet de tuer Lumumba, reste à décider comment. La décision collective est prise avant 20 heures. Un convoi quitte la villa Brouwez vers 20h30 et part à 50 km de là, avec un peloton de gendarmes katangais, sous les ordres du capitaine belge Gat, officier mercenaire de la sécession, et s’arrête près d’une savane boisée. Le commissaire de police belge Verscheure est lui aussi présent, avec deux autres agents belges au service du Katanga. Les Belges ce soir-là sont des exécutants, et le ministre Munongo dirige toute l’opération.

Le président Tshombe et quatre ou cinq ministres katangais assistent aux exécutions. Les trois prisonniers sont abattus l’un après l’autre, Patrice Lumumba en dernier lieu. Il est 21h43, comme le révèlera l’agenda du commissaire de police avec l’ajout à côté de l’heure : "L. dood (L. mort)", en néerlandais. L’arbre auquel il a été adossé est encore marqué aujourd’hui des très nombreux impacts de balles.

Les cadavres détruits par deux policiers belges

Les trois hommes sont enterrés sommairement. Les villageois des alentours ont entendu les fusillades. Le lendemain matin, ils découvrent la terre remuée, une main sort du sol ; ils préviennent les autorités. Les officiels veulent cacher les assassinats, et veulent éviter un éventuel culte autour des trois cadavres si la vérité était connue. Deux policiers belges sont chargés de la sinistre besogne de faire disparaître les trois cadavres en les découpant et en les détruisant dans de l’acide. L’un d’entre eux emporte comme en trophée deux dents de Patrice Lumumba.

Des versions fantaisistes et des faits certains

De nombreuses versions de cette journée ont circulé pendant quarante ans, avec des récits parfois romancés, souvent contradictoires, et marqués surtout par la volonté de certains de diminuer ou de cacher leur responsabilité, ou le souci d’embellir leur rôle.

Le travail des quatre historiens experts de la commission d’enquêta a duré près de dix-huit mois, en 2000 et 2001, et a permis de découvrir des éléments neufs et d’établir les faits certains. Mais les experts ont privilégié les sources écrites au détriment des témoignages oraux et se sont parfois montrés moins soucieux des points de vue des Congolais eux-mêmes.

Enfin, les experts et les parlementaires ont surtout clarifié le "comment", alors que subsistent beaucoup de questions sur le "pourquoi" de l’assassinat.

Les conseillers belges influents, invisibles et muets ce jour-là

Pour comprendre le rôle des Belges du Katanga dans ces derniers événements, il faut les distinguer entre eux, même s’ils sont en contact en permanence :

  • Les représentants officiels belges, comme le consul et les diplomates du "Bureau conseil", l’ambassade officieuse belge auprès du Katanga, et, à leurs côtés, les influents conseillers belges auprès des responsables katangais.
  • Les nombreux agents belges qui se sont mis au service des autorités katangaises, par exemple comme militaires ou policiers, qui n’ont officiellement aucun lien avec la Belgique, même s’ils ont été encouragés à s’engager au Katanga.

Lors de cette dernière journée, seuls les Belges aux ordres des Katangais sont "exécutants" sur le devant de la scène. Les représentants et conseillers belges se tiennent quant à eux volontairement à l’écart sans s’impliquer en aucune manière, alors qu’ils sont d’habitude présents et influents. Ces derniers ont toujours affirmé avoir déconseillé à Tshombe d’accepter le transfert de Lumumba : ils en connaissent les conséquences, et ils savent qu’un assassinat serait ensuite une lourde hypothèque sur la sécession katangaise.

Leur absence ce jour-là et par la suite s’explique certainement par la volonté de n’être en rien impliqués dans l’assassinat.


Retour sur six mois de crise, à partir de juillet 1960

La mutinerie de la Force publique, à Léopoldville. Le ministre Bomboko intervient pour ramener le calme.© Patriote illustré
La mutinerie de la Force publique, à Léopoldville. Le ministre Bomboko intervient pour ramener le calme.© Patriote illustré

Juillet – août 1960 : la Belgique veut affaiblir le gouvernement Lumumba

Le 13 juillet, les paracommandos belges gardent des prisonniers après la prise de l’aéroport.© AP1960 Jean Jacques Levy
Le 13 juillet, les paracommandos belges gardent des prisonniers après la prise de l’aéroport.© AP1960 Jean Jacques Levy

La rupture des relations diplomatiques entre le Congo est décidée le 14 juillet 1960 par le président Kasa-Vubu et le Premier ministre Lumumba. Les deux leaders congolais dénoncent ensemble le soutien de la Belgique à la sécession du Katanga et l’intervention militaire de l’armée belge. Il s’agit pour eux d’une agression.

Le gouvernement belge a en effet lancé une guerre coloniale et échoué dans le projet d’une occupation militaire du Bas-Congo. L’armée belge intervient aussi au Katanga et y désarme l’armée congolaise, ce qui permet à Moïse Tshombe de proclamer l’indépendance de cette riche province minière. Le Katanga est reconnu, non pas en droit mais de fait, et Bruxelles installe une "mission technique belge" à Elisabethville.

La puissante Union minière, au Katanga, et la Société générale de Belgique, qui la contrôle, soutiennent ouvertement la sécession et plaident en ce sens auprès du roi Baudouin et du Premier ministre.

Fin juillet : l’option katangaise, pour mettre Lumumba hors-jeu

Le 10 juillet, les paracommandos belges à Elisabethville.© M. et Mme Vancompernolle, Ceges
Le 10 juillet, les paracommandos belges à Elisabethville.© M. et Mme Vancompernolle, Ceges

"L’option katangaise" consiste à imaginer reconstruire un "nouveau Congo", à partir d’une fédération de provinces autonomes ou d’une confédération d’Etats indépendants. A la fin juillet, le ministre belge des Affaires étrangères Wigny conclut : "Tout ralliement d’autres provinces au Katanga est donc à encourager".

Il s’agit d’affaiblir Lumumba, dont le gouvernement et l’armée se débattent dans un Congo qui s’embrase. Le roi Baudouin, dans son discours exceptionnel du 21 juillet, défend l’option katangaise, sans la citer comme telle : "Des ethnies entières nous ont conservé leur amitié, et nous adjurent de les aider. Notre devoir est de répondre à ceux qui nous demanderont notre collaboration".

Par ailleurs, la Belgique soutient aussi militairement et financièrement, à partir du 9 août, la sécession du Sud-Kasaï, producteur du diamant congolais.

Le 16 août, le secrétaire général de l’ONU et Lumumba : "C’est lui ou moi"

A la mi-août, c’est la rupture brutale entre Patrice Lumumba et le secrétaire général de l’ONU. Dag Hammarskjöld le fait savoir en privé, en utilisant la formule : "C’est Lumumba ou Hammarskjöld, pas de place pour les deux". L’ONU est engagée au Congo depuis la mi-juillet avec des milliers de soldats occidentaux et des pays non alignés et a exigé le départ des militaires belges.

Lumumba estime que l’ONU doit l’aider à réduire la sécession katangaise et à rétablir son autorité sur tout le territoire congolais. Hammarskjöld rappelle que le mandat est d’assurer la paix et la sécurité, mais de rester neutre, sans intervenir dans un conflit intérieur. Le secrétaire général de l’ONU veut mettre fin à la sécession par la négociation, Lumumba par la force.

Patrice Lumumba et Dag Hammarskjöld, en juillet-août 1960. © Reporters
Patrice Lumumba et Dag Hammarskjöld, en juillet-août 1960. © Reporters

Le Premier ministre congolais fait appel à l’Union soviétique et obtient une aide logistique aérienne pour transporter ses troupes et réduire la sécession du Sud-Kasaï, à partir de la mi-août. Ce sera au prix d’une répression brutale, qui explique la forte hostilité du Kasaï ensuite envers Lumumba et le chef d’Etat-major Mobutu.

Par contre, à Brazzaville, la capitale de l’ancien Congo français devenu indépendant le 15 août, le président Youlou, un proche du président Kasa-Vubu, s’inquiète avec son entourage de conseillers et de lobbymen français de la contagion communiste que rechercherait Lumumba.

Le 18 août 1960, le président américain Eisenhower : "Débarrassez-moi de lui !"

Le président américain Eisenhower lance en Conseil national de sécurité, le 18 août, après la visite de Patrice Lumumba aux Etats-Unis "Get rid of him (‘Débarrassez-moi de lui’) !". Le chef de la CIA, Allen Dulles, en déduit que "Patrice Lumumba doit être chassé du pouvoir par tous les moyens". Dulles interprète la phrase comme une autorisation de tuer.

D’après les proches de Lumumba, le président Eisenhower réagit de la sorte après la réponse de Lumumba à un journaliste américain : "Les traités signés par les Belges pourraient être révisés". "Y compris sur l’uranium ?", demande le journaliste. "Oui, y compris sur l’uranium". A l’époque, l’uranium du Congo est indispensable à l’arsenal nucléaire américain, cela en pleine guerre froide contre l’Union soviétique.

Le Premier ministre Lumumba accueilli par le secrétaire d'Etat des Etats-Unis, le 24 juillet 1960
Le Premier ministre Lumumba accueilli par le secrétaire d'Etat des Etats-Unis, le 24 juillet 1960.

Août 1960 : l’opposition à Lumumba au Congo s’organise

A partir du mois d’août, une opposition de plus en plus marquée émerge à Léopoldville. En réaction, le gouvernement Lumumba, au retour du voyage du Premier ministre, proclame l’état d’exception, restreint certaines libertés et instaure la censure. Cette escalade provoque des réactions des syndicats, des journaux, d’une partie de l’armée, et de la puissante Eglise catholique, qui dénonce l’idée de Lumumba de nationaliser l’université catholique de Lovanium. Certains parlent d’un début de dictature.

50 millions de francs : les fonds secrets belges

La Belgique ne reste pas inactive. Pour Bruxelles, dès le début du mois d’août, l’objectif est d’écarter politiquement Patrice Lumumba.

La Belgique a dû fermer son ambassade à Léopoldville, mais une équipe belge s’active à Brazzaville, sur l’autre rive du fleuve Congo. Louis Marlière, un officier belge, coordonne le service Action et André Lahaye, un ancien de la Sûreté congolaise, est chargé du Renseignement.

Un officier belge, le major Loos, attaché au cabinet des Affaires africaines, à Bruxelles, est en liaison étroite avec Brazzaville. Il finance plusieurs actions clandestines pour affaiblir le Premier ministre Lumumba, en utilisant d’importants "fonds secrets", pour un montant de 50 millions de francs belges de l’époque, sans compter les budgets de la Défense. Les fonds servent à la diffusion de tracts contre Lumumba, ou de faux tracts incendiaires signés par lui, à une radio clandestine et au financement de journaux, d’organisations et de partis hostiles à Lumumba.

En parallèle, le consul belge, avec deux diplomates, dont Etienne Davignon, suit l’action politique.

"Renverser Lumumba selon nos vœux"

Harold d'Aspremont Lynden, ministre des Affaires africaines
Harold d'Aspremont Lynden, ministre des Affaires africaines

Le Premier ministre belge, Gaston Eyskens, insiste avec fermeté à la mi-août auprès d’un conseiller belge du président Kasa-Vubu : "Il faut que le président démette Lumumba". Et le ministre Wigny transmet au président congolais les arguments pour justifier en droit la révocation du Premier ministre.

Un télex des diplomates belges Davignon et Westhof évoque clairement au début septembre "un renversement du gouvernement (Lumumba) selon nos vœux". Plusieurs responsables politiques et quelques ministres congolais sont alors prêts à s’écarter de la ligne Lumumba, jugé par eux excessif et autoritaire. Les responsables belges multiplient les contacts avec eux et les encouragent dans leurs projets.

Le ministre des Affaires africaines : "L’homme du Katanga, du roi, et des sociétés"

A la faveur d’un remaniement du gouvernement belge, un nouveau ministre des Affaires africaines entre en fonction. Harold d’Aspremont Lynden est un homme-clé dans la crise. Il était à la tête de la Mission technique du Katanga. Il est ouvertement favorable à l’option katangaise. Il a la confiance du Palais et du Premier ministre Eyskens. L’opposition le présente comme "l’homme du Katanga, du roi et des sociétés". Le ministre Wigny se dit mécontent de cette nomination. L’option katangaise est renforcée.

A ce stade, une vaste coalition de fait est donc formée, mais sans réelle coordination, et parfois même dans la confusion. Pour la Belgique, l’objectif est de " neutraliser " politiquement Patrice Lumumba.

Le 5 septembre 60 : Kasa-Vubu révoque le Premier ministre Lumumba

A la surprise des Belges, le président Kasa-Vubu prend l’initiative de révoquer le Premier ministre Lumumba dans la soirée du 5 septembre et de nommer un nouveau Premier ministre. Le plan belge prévoyait par contre, quelques jours plus tard, une motion de défiance votée au Sénat congolais, avec des manifestations ou des grèves.

Mais Patrice Lumumba réagit aussitôt, et le Parlement finit par donner les pleins pouvoirs au Premier ministre, qui affirme alors exercer aussi les pouvoirs du chef de l’Etat. Suivent neuf journées de totale confusion, avec deux gouvernements parallèles, une armée congolaise divisée, et certains Casques bleus africains prêts à soutenir Lumumba, alors que Dag Hammarskjöld considère Lumumba dans l’illégalité depuis qu’il a rejeté sa révocation.

Le colonel Mobutu nommé chef d'Etat major par le Premier ministre Lumumba le 8 juillet 1960
Le colonel Mobutu nommé chef d'Etat major par le Premier ministre Lumumba le 8 juillet 1960

Le 14 septembre, le coup d’Etat du colonel Mobutu

Le colonel Mobutu nommé chef d'Etat major par le Premier ministre Lumumba le 8 juillet 1960; © Tous droits réservés

Le coup d’Etat du colonel Mobutu, le 14 septembre, consacre l’élimination politique de Patrice Lumumba. Le président et les deux gouvernements sont neutralisés, mais en pratique, le président Kasa-Vubu conserve sa marge de manœuvre, tandis que Patrice Lumumba perd le contrôle de la situation, et est plusieurs fois arrêté puis libéré.

Mobutu met en place un exécutif de techniciens et de politiques, le "Collège des commissaires généraux", dont le ministre Bomboko devient président. Enfin, un groupe informel, le "groupe de Binza", rassemble notamment Kasa-Vubu, Mobutu, Bomboko et Nendaka, le chef de la Sûreté. Ce groupe restreint accueille régulièrement des responsables belges ou le chef de station de la CIA à Léopoldville, Larry Devlin. C’est le lieu où se préparent par consensus les grandes décisions qui seront assumées par le collège des commissaires.

"Mettre (Lumumba) hors d’état de nuire"

Le colonel Mobutu, à droite, et le colonel Marlière, au centre, à Binza Léopoldville, au camp des parachutistes.© Congopresse
Le colonel Mobutu, à droite, et le colonel Marlière, au centre, à Binza Léopoldville, au camp des parachutistes.© Congopresse

L’objectif de la Belgique est alors de faire arrêter Lumumba. L’argument est qu’il s’est mis hors la loi en proclamant qu’il restait Premier ministre : "Lumumba est devenu un factieux", écrit le ministre Wigny, qui insiste alors sur le "devoir (pour les autorités congolaises) de le mettre hors d’état de nuire", comme l’écrit le ministre Wigny, le 6 septembre, ou comme l’écrit le ministre d’Aspremont, le 5 octobre, en demandant "l’élimination définitive" de Lumumba.

Les experts de la commission d’enquête montreront clairement que l’expression signifie bien une élimination " politique " définitive et non une élimination "physique", comme certains la suggéreront plus tard.

"L’opération ne réussira qu’une fois"

Justin Bomboko, ministre des Affaires étrangères en 1960 ensuite président du collège des commissaires
Justin Bomboko, ministre des Affaires étrangères en 1960 ensuite président du collège des commissaires

Durant cette période chaotique, les responsables belges craignent en effet un renversement de la situation au profit de Lumumba. Le colonel Mobutu lui-même est tiraillé, et il a déjà fait relâcher Lumumba, dont il était proche, alors qu’il était en même temps indicateur de la Sûreté congolaise, comme nous l’a confié l’agent belge qui le voyait chaque semaine. Pour les ministres belges est clair, il faut faire arrêter Lumumba, car, écrit Wigny, dans un télex : "Pareille opération ne réussira qu’une seule fois. S’ils échouent, ils compromettent salut pays et leur existence personnelle". Autrement dit, une libération constituerait un grand danger pour les dirigeants de Léopoldville.

Des actions clandestines, qui échouent

Septembre 1960, le collège des commissaires.© Coupure de presse
Septembre 1960, le collège des commissaires.© Coupure de presse

Durant toute cette période, en parallèle, s’organisent des actions clandestines, des livraisons d’armes et des tentatives d’enlèvement ou d’assassinat. Il existe au moins une tentative d’empoisonnement par substitution de médicaments, imaginée par la CIA.

Les responsables belges sont informés ou organisent certaines actions secrètes. Deux Belges agissant sans mandat prétendent pouvoir organiser l’assassinat de Patrice Lumumba, mais les deux opérations n’en restent qu’au stade de projets fantaisistes.

Ensuite, "Georges", un majordome présenté par l’historien Jo Gérard, proche de l’extrême droite, est recruté à Bruxelles comme tueur à gages. Il lui est promis un million de francs belges, mais le "tueur" est un escroc, qui disparaît avec l’acompte versé par les fonds secrets.

Des actions secrètes, "couvertes"

Plus sérieusement, un officier belge est directement chargé par le général Cumont, chef d’état-major de l’armée belge, d’organiser l’enlèvement de Lumumba pour l’amener à Brazzaville. L’opération est très vite connue de trop de monde, et l’officier renonce en s’apercevant qu’il s’agissait peut-être d’assassiner Patrice Lumumba.

Mais tout ceci reste désordonné, comme l’écrivent les experts de la commission Lumumba : "Si le désir de meurtre était là chez certains, il était trop diffus, trop encombrant pour que des moyens sérieux soient donnés à des intermédiaires pour passer à l’acte. En fait, à l’automne 1960 en Belgique, personne n’a voulu prendre sur soi la responsabilité d’un processus conduisant à l’élimination physique de Lumumba, donc ce processus ne s’est pas enclenché".

Le 10 octobre : Lumumba, "prisonnier à résidence"

Finalement, Mobutu franchit le pas : le soir du 10 octobre, un commando de 200 soldats congolais vient arrêter Patrice Lumumba, dont la résidence est protégée par l’ONU, qui ne cède pas à l’ultimatum congolais. Les Casques bleus sont renforcés et filtrent les visiteurs. Mais la résidence est encerclée par un second cordon de soldats congolais chargés de l’arrêter s’il tentait de sortir. En pratique, Lumumba est à la fois protégé et menacé d’arrestation, et donc prisonnier, mais à résidence. L’ONU l’a averti clairement : sa protection "ne lui est accordée que lorsqu’il est à son domicile". Patrice Lumumba prendra la fuite fin novembre et perdra dès lors la protection des Casques bleus.

La Belgique a joué un rôle majeur dans l’opération pour faire arrêter Lumumba : les agents belges ont persuadé Mobutu de passer à l’action contre une grosse somme d’argent. Des fonds secrets sont accordés par le ministre d’Aspremont Lynden à une importante assistance technique et militaire à l’armée congolaise, le vrai but étant de convaincre Mobutu de faire arrêter Lumumba.

Par la suite, les ministres belges pèseront de tout leur poids pour empêcher les tentatives de réconciliation entre les leaders congolais.

En octobre, le major Loos précise dans un télex qu’un leader congolais "proclame sa volonté de voir disparaître Lumumba physiquement". L’idée commence à faire tacitement son chemin dans certains esprits.

Le 18 octobre, le roi Baudouin informé d’un projet d’assassinat : "Une réaction accablante"

Un officier belge au Katanga, le major Weber, tient une correspondance parallèle avec le roi Baudouin par l’intermédiaire de son chef de cabinet. Weber signale le 18 octobre l’intention de Kasa-Vubu et de Tshombe de "neutraliser complètement (et si possible physiquement) Patrice Lumumba". Le chef de cabinet note un point d’interrogation en marge, mais le roi n’y donne aucune suite, alors qu’il réagit à d’autres points du même courrier. Les experts n’ont retrouvé aucune indication selon laquelle un ministre aurait été informé. Ils en concluent que "la correspondance, mais surtout la réaction du roi sont soit naïves, soit calculées, mais en tout cas accablantes".

Le 13 novembre : les partisans de Lumumba au pouvoir au nord-est du Congo

Nouveau coup de théâtre : à la mi-novembre, des ministres lumumbistes prennent le pouvoir à Stanleyville, aujourd’hui Kisangani, le fief électoral de Lumumba, avec le soutien d’une partie de l’armée, et se proclament "gouvernement légal". Toute la province Orientale bascule, avec des régions voisines alliées aux lumumbistes, comme le nord du Katanga et une grande partie du Kasaï.

Le Congo se disloque, la guerre civile au nord du Katanga, en août 1960. © Ceges – Georges Kockelberg
Le Congo se disloque, la guerre civile au nord du Katanga, en août 1960. © Ceges – Georges Kockelberg

Le Congo se disloque en trois grandes zones : celle contrôlée par Léopoldville, les deux sécessions du sud-est, et la zone lumumbiste, dont l’armée passe à l’offensive. Le 1er janvier, le grand Kivu bascule à son tour. Mobutu obtient de la Belgique de pouvoir faire passer son armée par le Burundi pour contrattaquer le Kivu, et demande des armes et des véhicules pour l’opération. L’armée congolaise échoue lamentablement.

Les lumumbistes contrôlent plus du tiers du Congo

Il y a 60 ans, l’assassinat de Patrice LumumbaLes partisans de Lumumba et leurs alliés contrôlent plus du tiers du pays. Les lumumbistes disposent dès lors d’une base à partir de laquelle ils peuvent espérer réunifier le Congo. La zone lumumbiste dispose d’une frontière avec le Soudan indépendant, lui-même voisin et allié à l’Egypte du colonel Nasser, leader tiers-mondiste et allié de Lumumba.

Le gouvernement Lumumba connaît à la mi-novembre une défaite à l’ONU, qui reconnaît la légitimité de la délégation de Kasa-Vubu. Lumumba craint que l’ONU ne lui assure plus sa protection, alors que ses partisans contrôlent Stanleyville : il prend la décision de fuir avec quelques proches et de rejoindre les ministres fidèles en province Orientale. Il sera capturé avant d’y arriver.

Le 27 novembre : la fuite de Lumumba

Le 27 novembre, vers 22 heures, sous une pluie battante, Lumumba, caché dans une voiture, quitte sa résidence et monte ensuite dans un petit convoi de plusieurs voitures et d’un camion de soldats fidèles, qui prend la route vers l’est : Stanleyville est à plus de 2000 km

C’est la panique chez les responsables belges et à la CIA, qui redoutent "l’installation d’un gouvernement central révolutionnaire à Stanleyville", comme l’écrit l’ambassadeur Rothschild au Katanga, avec des "conséquences imprévisibles et certainement très graves, avec appui égyptien et soviétique considéré comme certain". Le Collège des commissaires demande l’aide de l’ONU pour rechercher Lumumba, mais L’ONU annonce : "Aucune aide ou assistance ni aux poursuivants ni aux poursuivis".

Une traque acharnée

Les Belges pressent les Congolais d’agir. Un agent congolais, Gilbert Pongo, reçoit l’aide de la CIA et de la Belgique pour retrouver les fuyards. Ils seront localisés lors d’une étape où Lumumba est reconnu et acclamé par la population, avant d’y improviser un meeting. L’information arrive à Léopoldville. La Sabena, la compagnie aérienne belge, prête à l’inspecteur Pongo un avion de reconnaissance à basse altitude piloté par un spécialiste belge.

L’avion parcourt tous les itinéraires possibles avant de retrouver le convoi, qui devait traverser une rivière dans la région du Kasaï. Lumumba passe en pirogue mais revient chercher sa famille, les militaires congolais capturent Lumumba et deux de ses compagnons. Lumumba est battu et menacé de mort. Le lendemain, le pilote belge tente de convaincre Pongo de partir immédiatement vers le Katanga pour y faire juger Lumumba, mais Pongo refuse et suit les ordres : l’avion atterrit à Léopoldville le soir du 2 décembre.

Patrice Lumumba etdeux de ses compagnons, le 2 décembre 1960. © AP
Patrice Lumumba etdeux de ses compagnons, le 2 décembre 1960. © AP

Le 2 décembre. Lumumba arrêté, violemment battu devant Mobutu

Les photographes sont là : Lumumba n’a plus de lunettes, il a les bras liés derrière le dos, un soldat le tire par les cheveux pour les photos. Les prisonniers sont emmenés au camp des paracommandos, où l’attend Mobutu. Lumumba est battu devant lui, avant d’être mis au cachot. Les autorités congolaises prennent contact avec Elisabethville pour un transfert rapide au Katanga. Les Belges appuient la demande. Le lendemain, pourtant, Lumumba et ses deux compagnons sont transférés et mis au cachot au camp militaire de Thysville.

"Le juif" (Tshombe) d’accord pour transfert du "Diable" (Lumumba)

Le Katanga a d’abord refusé le transfert, puis l’a accepté, mais avec des conditions, par un télex envoyé par les Belges du Katanga et où il faut comprendre que "le Diable" est Lumumba et "le Juif" est Tshombe : "Votre message ce matin relatif transfert le Diable et contrairement réponse transmise midi, le Juif être d’accord si demande officielle lui transmise pour transfert Katanga sous responsabilité gouvernement congolais". Le transfert ne se fera finalement pas ces jours-là, mais 45 jours plus tard.

Dans les semaines qui suivent, les responsables belges poursuivent et commencent à réaliser trois objectifs :

  • Normaliser les relations entre Bruxelles et le gouvernement central ;
  • Mettre en place une coalition des Congolais "modérés", un axe politique et militaire Léopoldville, Katanga et Sud-Kasaï, opposé à la zone lumumbiste ;
  • Et mettre en œuvre un transfert de Lumumba soit au Sud-Kasaï, soit au Katanga, les deux sécessions dont les chefs veulent la mort de Patrice Lumumba.

Le 13 janvier 61, la panique à Léopoldville : Lumumba libéré par les mutins ?

Le président Kasa-Vubu et Moïse Tshombe négocient une réconciliation nationale, mais Lumumba en est l’obstacle principal. Léopoldville et Bruxelles commencent à normaliser leurs relations. Le transfert de Lumumba s’impose par un consensus tacite.

Et soudain tout s’accélère : la garnison de Thysville se mutine la nuit du 12 au 13 janvier. Les mutins pourraient libérer les prisonniers. C’est la panique chez les dirigeants de Léopoldville, pour lesquels il faut éloigner Lumumba au plus vite. Deux destinations sont possibles : le Sud-Kasaï ou le Katanga : dans les deux cas, l’issue ne fait pas de doutes. Et surtout, le président Kennedy va entrer en fonction.

Le plan Kennedy, grave menace pour les dirigeants de Léopoldville

Le politologue Herbert Weiss nous a confié en 2010, que Thomas Kanza, ministre-ambassadeur du gouvernement Lumumba à l’ONU, avait connaissance du plan du futur président Kennedy pour sortir de la crise congolaise. Mais il y a eu "une fuite"? , explique Weiss, de source sûre, et "certains membres du groupe de Binza avaient appris ce projet". Nous pouvons supposer aujourd’hui que le chef de station de la CIA à Léopoldville, qui assistait parfois aux réunions du groupe, est à l’origine de cette fuite…

Lumumba et le "plan Kennedy", interview du politologue Herbert Weiss en 2010

Chaque jour compte : Kennedy doit entrer en fonction le 20 janvier. Une fois investi, le plan Kennedy prévoyait une réunion du Parlement congolais, avec tous les leaders congolais présents, y compris Lumumba, protégé par l’ONU, pour savoir si le Premier ministre avait toujours la confiance du Parlement.

Or il est évident au Congo que, depuis l’arrestation de Lumumba, on est engagé dans une lutte sans merci : ce sera l’un ou l’autre camp, le retour du vaincu entraînerait la mise à l’écart définitive de ses adversaires.

Le 14 janvier, le télex crypté de Bruxelles : "Reprendre le plan"

Le 14 janvier, le conseiller militaire du ministre des Affaires africaines est informé de la mutinerie et de la menace d’une libération de Lumumba. Il demande dans un message crypté "très secret" au colonel belge Marlière, à Léopoldville, de "reprendre le plan vis-à-vis de Joseph", c’est-à-dire Lumumba.

Pour Bruxelles et pour Léopoldville, il faut réaliser le transfert aussi vite que possible.

Le 14 janvier, la demande au Katanga : "Accorder transfert"

Le commissaire congolais à la Justice Kandolo adresse la demande officielle du collège des commissaires à Tshombe, le 14 janvier : "Collège commissaires généraux se permet d’insister afin d’obtenir accord transfert Lumumba à (sic) Katanga. Malgré inconvénients inévitables serait opportun accorder transfert dans région sûre. Commissaire Kandolo insiste au nom de ses collègues". Ce message radio est rédigé par Lahaye, l’adjoint de Kandolo. Il est transmis en copie au Katanga par l’ambassadeur avec cette phrase : "Il vous paraîtra sans doute indiqué appuyer l’opération envisagée et insister auprès autorités katangaises". Les Belges de Léopoldville collaborent activement au transfert et demandent l’appui de leurs collègues au Katanga.

Le 14 janvier, l’ordre du président Kasa-Vubu à la Sûreté : "Assurer le transfert"

Le 14 janvier, en parallèle à la demande des commissaires, le président Kasa-Vubu donne l’ordre à Victor Nendaka, le chef de la Sûreté congolaise, d’"assurer le transfert des prisonniers" de Thysville. Nendaka demande au commandant du camp de "mettre à sa disposition les dix détenus politiques" et prend en charge l’organisation pratique du transfert.

A Léopoldville, il y a un consensus général : tous les dirigeants congolais souhaitent le transfert de Lumumba au Katanga. La décision finale va pour eux de soi.

Le 16 janvier, le télex du ministre d’Aspremont : "Transférer dans les délais les plus brefs"

Bruxelles prend connaissance de la demande congolaise le 16 janvier seulement. Le ministre des Affaires africaines télexe aussitôt au consul belge au Katanga : "A transmettre au président Tshombe. Citation : Minaf Aspremont insiste personnellement auprès président Tshombe pour que Lumumba soit transféré Katanga dans les délais les plus brefs. Fin citation. Prière me tenir au courant".

Il s’agit clairement de convaincre Tshombe d’accepter et de vaincre ses hésitations. Les experts ont établi que ce message est transmis à Tshombe le soir du 16, alors que le transfert est déjà engagé. Tshombe s’en amusera en répondant au conseiller belge : "Vous me le déconseillez, et votre ministre insiste". Même si le message n’a en fait pas eu d’effet concret, il est évidemment révélateur de l’intention du ministre belge d’obtenir le transfert souhaité.

Le Sud-Kasaï ou le Katanga ?

Le lendemain, Kasa-Vubu annonce à son homologue du Congo Brazzaville : "J’ai décidé le transfert à Bakwanga de certains prisonniers ". Le président congolais assume donc la décision. Bakwanga est le chef-lieu de la sécession du Sud-Kasaï : car il reste encore une hésitation sur la destination de Lumumba : les réticences du Katanga amènent les dirigeants de Léopoldville à envisager le Sud-Kasaï, dirigé par Isaac Kalonji, un ennemi juré de Lumumba. Il semble que le Sud-Kasaï refuse l’arrivée de Lumumba. Le plan de vol rédigé le matin du 16 janvier par l’agent Lahaye lors d’une réunion avec des responsables de la Sabena prévoit les deux destinations.

"C’était signer l’arrêt de mort"

Les experts signalent à plusieurs reprises que pour les officiels à Bruxelles, un transfert n’impliquait pas nécessairement la mort.

Il semble pourtant évident lors de cette période, pour les responsables et agents belges au Congo et pour les leaders congolais, qu’un transfert conduirait à la mort. Transférer Lumumba consiste en effet à le livrer à ses pires ennemis, dont certains lui ont promis publiquement la mort.

Nous disposons de très nombreuses indications en ce sens. Le ministre katangais Munongo, donne des instructions, déjà en août 1960 : "Tout laisse supposer que Lumumba tentera de venir au Katanga […]. Il FAUT l’en empêcher à tout prix. IL DOIT, en ce cas, DISPARAITRE".

Dans un rapport rédigé pour minimiser son rôle à l’époque, la CIA affirme ne pas avoir "conspiré" dans un plan de transfert, mais bien que "la station au Congo avait déjà connaissance du plan du gouvernement central de transférer Lumumba dans les mains de ses pires ennemis, où il risquait d’être tué (‘where he was likely to be killed’)".

Enfin, le Belge chef de cabinet du président Tshombe, déclare à la RTBF en 2013 : "Nous, ses conseillers européens, avons unanimement invité Tshombe à refuser cette demande dont l’issue ne faisait pas de doute. C’était signer (l’) arrêt de mort (de Lumumba)". Un conseiller belge témoigne aussi de "la haine des principaux ministres" katangais contre Lumumba.

Tshombe, président du Katanga en sécession et son chef de cabinet, le Belge Jacques Bartelous. © Photo transmise par J. Bartelous – RTBF
Tshombe, président du Katanga en sécession et son chef de cabinet, le Belge Jacques Bartelous. © Photo transmise par J. Bartelous – RTBF

Le 16 janvier, un accord Kasa-Vubu-Tshombe

Finalement, ce sera la Katanga. Le président Kasa-Vubu et le katangais Tshombe tiennent le 16 janvier une conversation téléphonique décisive, où il a été question d’une normalisation des relations entre le gouvernement central et la sécession, ce qui bien sûr conforterait la position katangaise.

A partir du témoignage du représentant de l’ONU au Katanga, il est établi que le transfert de Lumumba fait partie de la négociation. On ne connaît pas le détail du donnant-donnant, mais il s’agit sans doute d’une forme de reconnaissance implicite du Katanga.

Enfin, le lendemain de l’assassinat, le 18 janvier, les autorités katangaises annoncent officiellement l’arrivée de Lumumba "à la demande du président Kasa-Vubu et avec l’accord du gouvernement katangais". Tshombe assume donc ouvertement sa part de responsabilité sur ce point : il accepte l’arrivée de Lumumba au Katanga.

Les Belges impliqués dans le transfert, décision prise par les Congolais

Les Belges, et en première ligne le ministre d’Aspremont, ont donc mis tout leur poids dans la négociation à l’échelon politique et pour l’organisation de l’opération. Pour le transfert, soulignent les experts, il y avait "parfaite identité de vue entre les politiciens congolais et les conseillers belges".

Dans la matinée du 17 janvier, tous les Belges impliqués sont informés : les Affaires étrangères, les Affaires africaines et la Sûreté de l’Etat, à Bruxelles, et les conseillers et responsables belges à Brazzaville, à Léopoldville et au Katanga.

Soudain, le flux des télex et des messages radio entre Belges s’interrompt pour plusieurs jours. Pourtant, dès le lendemain des exécutions, le matin du 18 janvier, la nouvelle est connue de plusieurs officiels belges du Katanga. Bruxelles ne sera informée officiellement que le 23 janvier.

Les Etats-Unis ont déjà infléchi leurs positions, et s’inquiètent officiellement le 18 janvier auprès de la Belgique : "Ces initiatives contrecarrent très gravement action diplomatique que déploient constamment Etats-Unis".

Après le 17 janvier, un curieux black-out

Il n’est pas concevable que l’information essentielle sur la mort de Lumumba n’ait pas été transmise au plus tôt… Le téléphone a sans doute été préféré aux télex, de manière à éviter tout écrit compromettant. Ce black-out est manifestement destiné à ne jamais soupçonner l’implication des Belges dans une décision qui a été prise par les seuls dirigeants katangais… Ce serait donc un règlement de compte entre Congolais : ceci restera la version la plus répandue jusqu’en 2000.

La "part irréfutable de responsabilité" de certains acteurs belges

Le poids des mots : la commission d’enquête de la Chambre conclut en 2001 à la "responsabilité morale" du gouvernement belge dans les circonstances qui ont conduit à l’assassinat de Patrice Lumumba. Le ministre belge des Affaires étrangères réagira ensuite en parlant de "la part irréfutable de responsabilité de certains acteurs belges dans les évènements qui ont conduit à l’assassinat". La famille Lumumba estime, quant à elle, elle qu’il fallait user des termes "responsabilité tout court" de la Belgique officielle.

La participation décisive et continue des officiels belges

Restent des zones d’ombres, même si la participation continue des responsables belges est clairement établie, que ce soit dans la déstabilisation, dans la mise à l’écart politique, dans l’assignation à résidence, dans les plans d’enlèvement ou d’assassinat, dans l’arrestation et dans le transfert de Lumumba et de ses compagnons, sans jamais demander un jugement en bonne et due forme, comme promis par le président Kasa-Vubu.

L’assassinat lui-même, concluent les experts "ne relève pas d’un complot explicite" et est de la responsabilité des dirigeants katangais, mais les responsables belges le savaient possible et ont appuyé le transfert "sans exclure la possibilité que (Lumumba) y soit mis à mort". Ils ont donc laissé faire un assassinat prémédité, tout en détournant leur regard de la scène du crime.

Pourquoi tuer Lumumba ?

Reste une question-clé : pourquoi cet acharnement de certains responsables belges et congolais ? Certains mettent en avant des arguments non rationnels, dont la vengeance après le discours du 30 juin, ressenti comme une injure à la Belgique et au roi. D’autres insistent sur l’opposition ou même la haine que pouvait provoquer Lumumba chez ses adversaires, qui mettent l’accent sur ses réactions entières, et parfois radicales ou impulsives, sur ses déclarations changeantes et sur ses conflits politiques, notamment lors de la scission de son parti, le Mouvement national congolais (MNC).

Cela serait trop simple pour justifier un assassinat. Lumumba a aussi été accusé, mais à tort, d’être communiste.

Lumumba n’était pas communiste

Patrice Lumumba était un jeune autodidacte, un grand tribun, mais avec seulement quelques mois d’expérience de la gestion politique. Il était nationaliste et soucieux de justice sociale. Il s’est engagé dans le combat pour l’indépendance fin 1958, et est devenu pour certains une figure prophétique, mais il n’était pas communiste.

La "menace communiste" était une véritable obsession pour les Belges avant comme après l’indépendance, avec d’innombrables indications en ce sens. Une note d’Harold d’Aspremont Lynden, alors conseiller du Premier ministre Eyskens en atteste en juillet 1960 : "Lumumba personnellement n’est que l’agent d’exécution d’un gigantesque complot manigancé par l’Est".

L’historienne Sophie Gijs a pu avec raison parler du "pouvoir de l’absent" en étudiant l’éventuelle influence communiste au Congo. L’historien José Gotovitch décrit cette " peur viscérale du communisme " jusqu’à l’indépendance et ajoute : "Cette crainte obsessionnelle du communisme détermina la politique des puissances occidentales, après l’indépendance".

Patrice Lumumba avait eu des contacts en Belgique avec des progressistes et des anticolonialistes, dont des communistes. Et son parti a été financé par les pays de l’Est, ce que Mobutu, alors proche de Lumumba, avait révélé aux services belges.

L’appel aux Soviétiques et la rupture entre Congolais

Par ailleurs, la décision de faire appel à l’aide soviétique en août 1960 a été sans doute décisive dans le contexte de la guerre froide. L’aide soviétique est restée en réalité très limitée, mais l’épouvantail communiste a puissamment joué.

Sur la scène politique congolaise, à partir du mois d’août 1960, les contradictions s’accentuent, avec une escalade de mesures de plus en plus extrêmes de part et d’autre, jusqu’à la rupture définitive.

Un assassinat politique, pour sauvegarder la présence néocoloniale

La vraie raison de la détermination continue et de l’action décisive des responsables belges est politique : Patrice Lumumba voulait renverser l’ordre colonial et son prolongement néocolonial, qui maintenait une influence persistante des Belges dans la conduite politique et économique du Congo indépendant.

Par François Ryckmans.

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