Il y a urgence à reconstruire de grandes forêts primaires

A l’heure où les forêts sont traitées comme des espaces à « gérer durablement » et où les milieux naturels sont saccagés au péril de notre avenir, je voudrais dire l’urgence absolue de reconstruire de grandes forêts primaires.

Est qualifiée de « primaire » une forêt n’ayant jamais été ni défrichée, ni exploitée, ni modifiée, de façon quelconque par l’homme. Si elle l’a été – ce qui est très souvent le cas – mais si un temps suffisant s’est écoulé sans intervention humaine, le caractère « primaire » sera de retour. Combien de temps faut-il pour que renaisse une forêt primaire à partir d’un sol défriché ? On l’estime à sept siècles dans les tropiques humides, où la croissance a lieu toute l’année, et à dix siècles aux latitudes tempérées, où la croissance, plus lente, s’arrête en hiver.

En plaine, les arbres poussent facilement et ils sont grands, droits et beaux : c’est la raison pour laquelle les forêts primaires de plaine ont disparu les premières. En montagne, les arbres ont moins d’intérêt économique et leur exploitation est plus difficile, voire impossible, ce qui met relativement à l’abri les forêts primaires d’altitude.

A part la forêt de Bialowieza, dans l’est de la Pologne – une merveille naturelle de 63 147 hectares –, l’Europe tempérée n’a plus de forêt primaire de plaine depuis 1850 environ. En revanche, la Russie, l’Australie, le Canada, les Etats-Unis et le Chili ont su conserver d’importantes surfaces de ces végétations naturelles qui, outre leurs fonctions écologiques majeures, sont à la fois prestigieuses par la richesse de leur faune et fascinantes par leur beauté.

En ce début de XXIe siècle, de graves problèmes forestiers se font jour sous toutes les latitudes et, l’actualité en témoigne, la déforestation s’accélère. C’est pourquoi il est particulièrement préoccupant que Bialowieza, la seule forêt primaire de plaine européenne, soit menacée dans son existence même par l’incurie et le manque de sensibilité écologique de l’actuel gouvernement polonais, en dépit des mises en garde et des rappels à l’ordre de l’Union européenne. Ne pas réagir serait s’exposer à ne plus avoir en Europe que des forêts secondaires, c’est-à-dire appauvries et dégradées.

Projet transgénérationnel

Face aux menaces d’exploitation qui pèsent sur cette forêt, ma réaction est non seulement de rappeler l’exigence de préservation de ce lieu indispensable, mais de dire aussi, et peut-être surtout, qu’il importe aujourd’hui de créer les conditions d’un retour à la présence de forêts primaires de plaine en Europe de l’Ouest.

Tout d’abord, il ne s’agirait pas d’une création de novo, mais d’un retour vers les forêts de haute qualité qui couvraient jadis le continent et que nos ancêtres n’ont pas voulu conserver parce qu’ils n’en percevaient pas la valeur. Ce serait un projet de très long terme, transgénérationnel, de sept à dix siècles selon l’âge des parcelles forestières qui nous seraient confiées, tournant le dos à l’immédiateté qui guide nos modes de vie actuels.

La surface envisagée serait très vaste, de 60 000 à 70 000 hectares, permettant ainsi le retour de la grande faune forestière (ours, loups, lynx, cerfs, ongulés divers et bisons), avec la densité optimale pour chacune de ces espèces.

La « libre évolution » étant liée à la forêt primaire, ce projet resterait à l’écart des interventions humaines. Il n’y aurait ainsi ni plantation de jeunes arbres, ni évacuation de troncs tombés, ni chasse, ni braconnage, ni récoltes. Il n’y aurait pas d’ouverture de pistes, et les visites y seraient réglementées.

Que s’y passerait-il avec le temps ? Les arbres pionniers disparaîtraient, remplacés par des essences proches de la flore primaire et ayant des durées de vie de plus en plus longues ; la forêt deviendrait de plus en plus haute et la diversité biologique augmenterait.

Exclure le public du projet n’aurait aucun sens, mais le nombre de visiteurs devrait rester modeste, car le piétinement endommage les sols et les racines et peut faire mourir les arbres du bord des pistes. Des visites au niveau de la canopée – utilisant la technique du « radeau des cimes », porté par un ballon d’hélium – seraient possibles.

Patrimoine de l’humanité

Les financements lourds d’achats de terres devraient pouvoir être évités. Les dépenses à prévoir concerneraient les dédommagements pour cessations de jouissance et d’activités, le gardiennage, l’installation de locaux pour le travail scientifique, l’information du public et l’organisation de conférences, la mise en place d’équipements destinés aux visiteurs.

Un tel projet concernant des milliers d’hectares et s’étendant sur plusieurs siècles nécessiterait des dispositions juridiques particulières. Lui faire conférer par l’Unesco le statut de « patrimoine de l’humanité » serait opportun. C’est ce projet que je porte aujourd’hui au sein d’une association avec des collègues, des experts et des citoyens motivés.

Changer notre regard sur les forêts et œuvrer en faveur de leur naturalité évitera leur dégradation au niveau planétaire et des conséquences dramatiques dans tous les domaines, économique et politique, écologique, social et culturel. Outre sa valeur symbolique, une nouvelle forêt primaire européenne, traduisant un retour au temps long de la nature, constituerait la meilleure des réponses aux exigences de la régulation du climat, du stockage du carbone, du maintien de la fertilité des sols, de la protection de la diversité biologique et du respect de nos cadres de vie.

Francis Hallé est biologiste et botaniste, spécialiste des arbres. Il a participé à la création des expéditions du Radeau des cimes, qui ont exploré la canopée des forêts tropicales. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Plaidoyer pour l’arbre (Actes Sud, 2005).

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