C'est un fait : la révolte arabe de ce début d'année a pris tous les commentateurs par surprise. L'opinion et les gouvernements sont en droit de s'étonner que les experts, les services de renseignement et les diplomates n'aient pas pu "prévoir" un tel événement. Ne leur jetons pas la pierre trop vite. Ils étaient nombreux à signaler, depuis plusieurs années, les blocages politiques au sein de pays arabes dont les sociétés ont connu de profondes mutations. Nous ne manquons pas de bons analystes, au sein ou en dehors des gouvernements, mais ils ne sont pas toujours écoutés.
Leurs productions ne parviennent pas toujours aux décideurs. Et lorsqu'elles atteignent leurs bureaux, elles sont souvent classées dans la case "non prioritaire". Dans les pays modernes, la gestion des affaires à court terme prend toujours le pas sur le long terme ; ce que Gilles Finchelstein a appelé la "dictature de l'urgence" est une réalité en diplomatie comme ailleurs.
Institutions et dirigeants développent des "filtres cognitifs" qui les rendent sourds aux évaluations qui bousculent leurs certitudes. (L'Histoire abonde en exemples dans lesquels d'excellents analystes ont cherché à tirer la sonnette d'alarme, mais n'ont pas pu se faire entendre. Ce fut le cas dans les années 1980 pour ceux qui soulignaient la fragilité du bloc communiste, ou en juillet 1990 pour ceux qui avertissaient que Saddam Hussein allait envahir le Koweït.) En outre, des générations de responsables occidentaux ont érigé la notion de "stabilité" en idéal de la politique internationale, ce qui les a souvent rendus aveugles aux aspirations populaires.
Le problème devient très aigu lorsque les élites entretiennent des relations de consanguinité politico-financière avec celles des pays concernés - comme c'est trop souvent le cas pour la France avec certains pays du Maghreb ou d'Afrique subsaharienne.
Soyons justes : les analystes ont leur part de responsabilité. Les universitaires, par exemple, s'expriment parfois en des termes qui les rendent peu audibles par les décideurs, et ne sont pas toujours en mesure de proposer des options politiques réalistes. Mais il nous faut surtout admettre que les révolutions font partie des événements dont le moment et le déroulement ne peuvent être prévus par personne. Même lorsque les paramètres d'une situation politique donnée sont connus avec précision, le fonctionnement du cerveau humain et le mouvement des sociétés ne peuvent être "modélisés". Il est possible de construire des évaluations quantitatives permettant de savoir quels sont les pays les plus susceptibles de connaître des bouleversements majeurs.
"Lancer de chaussures"
C'est ce que fait depuis quelques années la revue Foreign Policy avec son "indice des Etats faillis", et c'est ce qu'a fait l'hebdomadaire The Economist pour le Moyen-Orient avec son amusant "indice du lancer de chaussures". Toutefois, il en est de la géopolitique comme des marchés financiers : on peut prévoir qu'il y aura une crise majeure, mais on ne peut en prévoir ni le moment ni les modalités.
Et lorsque la crise intervient, ses ramifications et ses conséquences ultimes ne sont guère plus prévisibles : personne ne pouvait prédire que l'immolation de Mohamed Bouazizi serait le déclencheur de la révolte des peuples arabes - pas plus qu'il n'était prévisible que l'attentat de Sarajevo conduirait à la plus grande boucherie que le monde ait connue à l'époque. La tentation de l'historicisme (au sens où Karl Popper entendait ce mot) doit être rejetée : rien n'est écrit à l'avance dans la séquence des grandes crises.
Il nous faut accepter que les "ruptures stratégiques" telles que celle que nous sommes en train de vivre ne peuvent être prévues. La prospective doit faire preuve d'humilité. En revanche, de telles ruptures peuvent être anticipées pour être mieux gérées lorsqu'elles se produisent.
Par Bruno Tertrais, expert à la Fondation pour la recherche stratégique, Paris.