Incendies grecs, ruine de la chose publique

L'histoire semble tragiquement se répéter en Grèce, avec, pour l'instant heureusement, des conséquences moins dramatiques que les incendies de l'été 2007 : des dizaines de morts s'ajoutaient alors aux milliers de maisons anéanties, aux centaines de milliers d'hectares de forêts, de cultures, de vignes et d'oliviers détruits par les flammes, et au site sacré d'Olympie menacé.

Mais ici, c'est la capitale, le coeur du système social et spatial du pays qui est atteint, renvoyant déjà le Parthénon au rougeoiement inquiétant des montagnes enflammées plus qu'à l'écrin de verre et d'acier du nouveau musée de l'Acropole inauguré en juin. Sur la terre méditerranéenne, où la beauté côtoie toujours la tragédie, le feu apporte sa touche prométhéenne de fureur dévastatrice infernale.

Evidemment, commentaires et supputations ne manquent pas. Les uns renvoient aux grandes peurs millénaristes du temps présent : les périodes de canicule qui se sont succédé en Grèce au cours des dernières semaines, les vents violents qui accentuent les conséquences de la sécheresse, annoncent les bouleversements climatiques des prospectivistes de la catastrophe planétaire. Et l'on s'empresse d'oublier que ces caprices météorologiques sont récurrents.

Les autres évoquent la main criminelle des incendiaires, avides de terrains à bâtir ou de déstabilisation politique, donnant corps à la théorie du complot intérieur ou extérieur, qui est une grande tradition du pays, à laquelle n'avaient échappé ni la prise de pouvoir par les colonels mutins en avril 1967 ni les émeutes athéniennes de décembre 2008.

Mais on néglige ainsi l'essentiel que révèle dramatiquement toute catastrophe naturelle ou toute secousse nationale majeure : l'état de la société, le dynamisme de ses configurations territoriales. Il n'est pas besoin d'invoquer le démantèlement et la mise sous coupe réglée des services de l'Etat par les conservateurs depuis 2004 ni le dénuement de la protection civile et des moyens de lutte contre les incendies : pendant près d'un demi-siècle, toute la croissance matérielle de la Grèce s'est faite avec un succès certain sous le régime de l'initiative individuelle, de la débrouillardise personnelle, de la flexibilité de l'économie et du droit, au mépris des services publics et de l'intérêt collectif.

Il a fallu l'impératif catégorique des jeux Olympiques de 2004 et les exigences de la communauté internationale pour que le gouvernement - socialiste à l'époque - impose dans l'urgence et en étroite collaboration avec les grands groupes de travaux publics une série d'infrastructures remarquables : le nouvel aéroport d'Athènes, le métro de la capitale ou le pont Rion-Antirion sur le golfe de Corinthe. Mais des Jeux réussis ne fondent pas une nouvelle civilisation.

Et la Grèce est en train de démontrer que l'enrichissement rapide, l'égoïsme généralisé et l'investissement à court terme ne peuvent construire durablement une communauté organisée, qu'il faut aussi des fonctionnaires intègres, des services publics performants, des réglementations respectées, des sous-bois entretenus et des citoyens vigilants dans l'intérêt de tous.

Car, dans le même temps, l'espace utile du pays s'est contracté, qui exigerait plus d'attention dans un environnement naturel fragile. Plus des trois quarts de l'espace rural sont désormais renvoyés à l'état de nature, rendant les sols et le couvert végétal plus vulnérables aux atteintes du feu et moins accessibles à l'alerte et aux secours, dont on sait l'urgence en pareil cas.

Sur le reste du territoire au contraire, notamment dans la région d'Athènes, les concurrences spatiales se sont exacerbées (agriculture intensive, extensions urbaines, développement touristique), attisant les spéculations et les convoitises, qui excitent les folies meurtrières et les appétits des promoteurs peu soucieux des promesses non tenues des gouvernements successifs de rendre inconstructibles les espaces incendiés. La faiblesse du politique se conjugue avec les tensions sociales et spatiales d'une collectivité éclatée par la rapidité de ses transformations.

Avec cette incroyable constance de l'humanité dans l'aire méditerranéenne, les terres incendiées renaîtront tôt ou tard de leurs cendres. Et la Grèce, avec habileté, fera une nouvelle fois appel à la solidarité internationale et aux aides européennes pour la reconstruction des zones sinistrées. C'est justice. Mais pour autant, la nation grecque saura-t-elle retrouver le chemin de la raison et de l'intérêt général qui fit jadis l'universalité de son message au monde ? La question dépasse à l'évidence les incertitudes du pays.

A l'heure où beaucoup de nos compatriotes rentrent de Grèce, repus de soleil, de mer et de beauté immortelle, cet été brutalement incendié n'est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein ni une prémonition de catastrophe mondiale, mais un témoignage dans l'histoire des sociétés contemporaines que nous devons méditer. Nul peuple, le nôtre compris, n'est à l'abri des risques entraînés par le délitement de l'appareil d'Etat, les déséquilibres du territoire et l'aveuglement de la communauté nationale.

Guy Burgel, professeur à l'université Paris Ouest-Nanterre la Défense et auteur du Miracle athénien au XXe siècle, CNRS Editions, 2002.