La crise globalisée a mis en évidence la dérive oligarchique de nos démocraties. Nous continuons à nous "lever tôt" et à "travailler plus" pour gagner moins. Nous ne pouvions toutefois pas nous plaindre, heureux que nous sommes d'avoir encore un emploi !
La situation est pourtant digne d'indignation. En effet, ceux qui ont provoqué la crise sont les premiers assistés par nos gouvernants, et de surcroît grâce à nos impôts. Les Espagnols ont commencé le mouvement le 15 mai à Madrid, à la Puerta del Sol, sans les partis politiques et contre la classe gouvernante. Celle-ci, loin de se soucier du bien-être populaire, applique sans scrupule une purge d'austérité économique dictée par les mêmes qui n'ont pas hésité à faire appel à l'Etat pour sauver leurs banques.
Les plus de 70 villes espagnoles "indignées" se sont converties en agoras où tout le monde discute et pense autrement notre vivre-ensemble. Les pancartes lues dans les rues parlent d'elles-mêmes : "Nous ne sommes pas contre le système, le système est contre nous", "L'alternance n'est pas la démocratie", "La violence, c'est gagner 600 euros par mois", "Nous ne sommes pas une marchandise"…
DEUIL
C'est dans ce climat d'effervescence citoyenne que le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) perd massivement les élections régionales et municipales. Les résultats du suffrage outre-Pyrénées sont sans appel : le 1,6 million de personnes qui votaient au PSOE dans les élections nationales de 2009 se sont abstenues, ont voté blanc ou accordé leur confiance à d'autres formations politiques en 2011.
Rien de plus normal : comment se sentir encore représenté par une gauche qui n'a pas hésité à baisser les salaires des ouvriers et qui a favorisé la précarisation des relations de travail avec une batterie de mesures de flexibilisation du marché du travail que les conservateurs auraient pu plébisciter ? Lesdites mesures, loin d'améliorer la situation, ont aggravé le taux de chômage, qui est passé de 18 % en 2009 à 21,27 % en 2011. Personne en Espagne n'était contre un ajustement économique nécessaire, mais personne n'accepte que les bas salaires soient les seules variables d'ajustement.
En France, la situation n'est guère plus avantageuse : entre 1996 et 2006, les 10 % des salariés les moins bien rémunérés ont gagné 131 euros de plus, et les mieux rémunérés (0,1 %), 5 426 euros ! Un cadre gagne en moyenne dix fois plus qu'un ouvrier. Et selon le palmarès établi par Les Echos le 26 avril, les grands patrons français ont touché un salaire 24 % plus élevé en 2010 qu'en 2009, pour un montant moyen de 2,46 millions d'euros, soit 150 fois la valeur du smic !
Si l'on est ni rentier ni héritier, on doit faire le deuil de vivre à Paris ou à Madrid : le prix de l'immobilier a augmenté de 140 % en dix ans dans la Ville lumière et de 288 % dans la capitale du royaume ! Le prix des loyers ne cesse d'augmenter : pour moins de 800 euros, on ne trouve pas un studio à Paris ou un deux-pièces à Madrid, alors que le salaire moyen net est de 1 500 euros ici et de 900 à Madrid !
Pourtant, nombre d'experts continuent d'expliquer que tout cela est normal. Mais comment peut-on accepter de ne pas pouvoir se loger décemment dans la ville où on travaille ? Espérer un premier CDI à l'âge de 35 ans ? Se voir réduire peu à peu le remboursement des médicaments ? Ou devoir payer toujours plus cher gaz et électricité ?
La mobilisation continue à la Puerta del Sol et à la Bastille, l'affluence des citoyens indignés ne cesse de croître afin que nos Etats soient au service des citoyens et non à celui des grands pouvoirs financiers. La politique, c'est-à-dire notre destin, se fait dans les agences de notation ou dans les grands cabinets d'avocats d'affaires et non dans son lieu naturel : le Parlement.
Nul ne peut prédire la suite de ce mouvement politique, mais nous savons qu'il serait catastrophique que les grands partis de gauche ne reprennent massivement à leur compte les principales revendications des indignados, tant le contenu des revendications que la critique du système électoral.
Par Daniel Borrillo et Víctor Gutiérrez Castillo, respectivement enseignants à l'université Paris-Ouest et à celle de Jaen, Andalousie.