Injustes droits d'auteurs

Le débat sur le droit d'auteur et la propriété intellectuelle est constant. Encore récemment, il est réapparu à l'occasion d'une controverse sur la traduction des œuvres d'Hemingway. Chaque groupe de pression, chaque corporation, cherche à préserver ses intérêts à court terme. Les éditeurs se cachent derrière les "créateurs" pour occulter qu'en pratique il s'agit la plupart du temps plus d'un droit d'éditeur que d'auteur, c'est de bonne guerre. Au lieu de l'intérêt général, ce sont avant tout les intérêts particuliers qui sont pris en compte. Bien peu sont ceux qui semblent prendre le recul nécessaire pour véritablement considérer les enjeux à long terme pour notre société. Si l'on réformait la législation sur le droit d'auteur pour la rendre plus juste et moins excessive, il est probable qu'elle serait plus facilement acceptée et applicable, y compris sur Internet.

Qui ne convient que protéger les arts, les artistes et les créateurs de richesse intellectuelle est une tâche essentielle ? Le drame est que cette louable idée, issue de la Révolution française, a conduit au cours des siècles à l'un des plus beaux exemples d'effets pervers dont nos sociétés modernes sont familières. La création artistique est maintenant enfermée dans un mur financier et législatif dont la hauteur n'a fait que croître au cours du temps.

Le rôle fondamental des lois est d'organiser l'Etat de droit, la vie et les échanges de la société, équilibrer les intérêts particuliers avec l'intérêt général pour le bien de tous, favorisant ainsi des rapports constructifs entre les différents groupes sociaux. L'art et la culture faisant partie intégrante de nos biens précieux, le législateur a introduit la notion de protection juridique des droits d'auteur. Prenons les brevets, dont le rôle est de protéger une autre forme de propriété intellectuelle. En leur absence, un inventeur ayant découvert un procédé important serait tenté de le tenir secret afin d'éviter le concurrence et de profiter seul de son idée. Ce serait évidemment un frein au progrès technique et industriel, donc à l'intérêt général. Un brevet permet à l'inventeur de décrire son invention, tout en se protégeant du pillage intellectuel; le brevet devient même un objet de négociations et peut être exploité par une entreprise qui l'acquiert. Globalement, ce dispositif est un moteur de progrès pour la société, favorisant l'apparition de nouvelles inventions.

Le législateur, très sagement, a fixé à 20 ans la limite de validité d'un brevet: au delà, l'idée tombe dans le domaine public et entre dans le patrimoine universel. Imaginons un instant que les brevets durent 50 ans ou 80 ans: par un effet pervers, le moteur se transformerait aussitôt en un frein. Dans quelle glu serait enfermé tout le développement scientifique et technique! Ainsi, même le médecin ou le biologiste qui a inventé un procédé qui sauve des milliers de vies accepte l'idée qu'il doit en faire don à l'humanité au bout de 20 ans, et c'est bien ainsi.

Limités à 20 ans, les droits d'auteur feraient l'unanimité : combien naturel est-il qu'un artiste qui a enrichi notre patrimoine universel d'une œuvre marquante puisse protéger sa création afin d'en tirer un profit mérité ? On comprendrait même, à la rigueur, une exception qui permettrait de conserver ces droits jusqu'à la fin de la vie. Mais au nom de quel principe faudrait-il constituer des rentes pour leurs enfants et petits-enfants, voire des héritiers lointains qui ne sont même pas leur descendants, ainsi bien sûr que les éditeurs auxquels ils ont cédé leurs droits, et ceci pendant 70 ans après leur mort, voire plus ? Qui osera prétendre que, pour un(e) compositeur ou un écrivain, il est stimulant de savoir que des héritiers qu'il ou elle ne connaîtra jamais toucheront des droits un siècle plus tard ? Quel rapport avec le véritable processus de création individuelle, quel fruit pour la société ?

Les importantes sommes ainsi collectées vont partiellement aux auteurs, bien sûr. Certains en bénéficient effectivement: des chanteurs ou des auteurs à succès peuvent ainsi accumuler des gains importants avec leurs œuvres, comme c'est normal, mais ils restent une minorité. De plus une grande partie des sommes concernées vont en fait, soit vers les sociétés d'auteur, leurs bureaux, leurs salaires, etc.. soit vers les puissantes industries audiovisuelles. Le droit d'auteur n'est qu'un prétexte car, comme toute entreprise commerciale, ce sont leurs propres intérêts qu'elles défendent. On peut d'ailleurs s'étonner de la richesse du patrimoine de certaines sociétés d'auteurs (patrimoine acquis avec l'argent de qui ?), dont certaines se font d'ailleurs régulièrement épingler pour leur gestion. La SACEM possède des locaux splendides, en particulier à Neuilly ; le salaire mirifique de son directeur a été mentionné récemment dans la presse. Quand aux entreprises audiovisuelles, elles trouvent parfaitement naturel de récolter des bénéfices supplémentaires chaque fois qu'un nouveau média apparaît (le DVD ou le BD par exemple), mais se scandalisent publiquement dès que les profits par les canaux traditionnels diminuent ! Comme toujours, l'argent appelle l'argent, il suscite le lobbying auprès des responsables politiques afin de conserver coûte que coûte les situations de rente acquises. Toute situation juridique anormale entraîne à plus d'excès.

Pourquoi l'industrie audiovisuelle ne devrait-elle pas, elle aussi, pas évoluer en fonction des progrès techniques, s'adapter pour trouver de nouvelles activités, comme partout ailleurs ? Quand l'avion a remplacé le bateau, a-t-on créé une taxe sur les billets d'avion pour créer une rente aux compagnies maritimes ? On peut légitimement se demander de quel droit les supports numériques, quel que soit leur usage, sont taxés au profit de groupes qui n'ont rien fait pour leur apparition. Qui penserait à établir pour un siècle une taxe au bénéfice des physiciens qui ont inventé le transistor, sans lequel aucun musicien ne pourrait enregistrer ? Ou les mathématiciens qui ont inventé les systèmes de correction des codes d'erreur indispensables aux CD et disques durs ? Faudra-t-il un jour payer des taxes aux architectes pour avoir le droit de regarder les façades des immeubles en marchant dans la rue ?

Ce n'est pas servir ni l'art ni la culture que de donner une image aussi corporatiste des créateurs. La France est particulièrement touchée par ce phénomène du fait de l'existence du ministère de la culture, qui constitue une caisse de résonance pour tous les groupes de pression, qui cherchent à se mettre bien à l'abri de la compétition naturelle à laquelle sont soumises les autres professions. Non, la création artistique ne se réduit pas au commerce, non la notion de propriété intellectuelle et artistique ne doit pas être conçue comme antinomique avec la liberté individuelle et l'esprit d'invention.

Par Franck Laloë, LKB, directeur de recherches émérite au CNRS.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *