Intelligence artificielle : « Il faut forger une alliance des sites de pointe en Europe »

Il y a soixante ans, le New York Times publiait, sous le titre « New Navy Device Learns by Doing » (« Le nouveau dispositif de la Navy apprend par la pratique »), un article qui passa inaperçu. On y décrivait le Perceptron, un algorithme d’apprentissage mis au point par le psychologue Frank Rosenblatt. Celui-ci avait montré comment un Perceptron apprenait, « en cinquante tentatives, à distinguer la gauche de la droite ». A l’instar d’un humain, affirmait Rosenblatt, le Perceptron tirait les leçons de son expérience ; donc il était possible, en principe, de construire des cerveaux artificiels qui soient conscients de leur propre existence.

La mise au point du Perceptron vint à point. Claude Shannon venait tout juste de fonder la théorie de l’information et Norbert Wiener étudiait le traitement de l’information chez les créatures vivantes et les machines. Un nouveau domaine de recherche, baptisé « cybernétique », était né ; on étudiait dans de nombreux lieux des machines d’apprentissage « connectionnistes » dont le système était plaqué sur les réseaux nerveux naturels.

C’est à la même époque que naquit l’« intelligence artificielle symbolique » (IA), qui ne tarderait pas à régler son compte au Perceptron. Elle concevait l’intelligence comme un traitement des symboles discrets et devint la sage-femme de l’informatique moderne. L’intérêt économique que l’on portait à l’IA déboucha sur la fondation d’institutions comme le Centre allemand de recherche sur l’intelligence artificielle (DFKI). Malgré tout cela, l’IA perdit peu à peu sa place centrale au sein de l’informatique – beaucoup d’espoirs ambitieux ne furent pas exaucés.

« Digital », mot inadéquat

Aujourd’hui, l’IA connaît une renaissance, et ce – ironie de l’histoire – par le biais d’un retour des systèmes apprenants. Ceux-ci ont refoulé de l’IA l’élément « symbolique », et permettent des applications qui paraissaient jusqu’alors insolubles, comme la reconnaissance d’objet ou les traductions. On entend partout parler de révolution de l’IA, de révolution du big data, de la révolution digitale.

La comparaison avec les révolutions est effectivement instructive. La première révolution industrielle reposait sur l’énergie hydraulique et la vapeur ; la deuxième, sur leur électrification. La révolution actuelle remplace l’énergie par la notion d’information – ce changement de paradigme lancé par la cybernétique, qui marque ainsi à mes yeux le début de la révolution et qui se prête mieux à lui donner son nom. Le mot « digital » est inadéquat, du seul fait que le Perceptron n’était pas un ordinateur digital, mais analogique.

Comme l’énergie, l’information semble être une quantité conservée de la physique, elle ne peut donc pas être produite, mais uniquement transformée. Comme l’énergie, l’information peut être traitée par des hommes, mais pour la traiter à l’échelle industrielle, il faut des ordinateurs et des procédés d’apprentissage adaptés à la machine. La révolution cybernétique peut avoir sur la vie et le travail des hommes des effets dramatiques analogues aux deux précédentes. Mais y sommes-nous préparés ?

Stratégie française

Le député Cédric Villani (LRM), l’un des mathématiciens de premier plan de notre temps, a été chargé par le président Emmanuel Macron de réfléchir à une stratégie française dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA). Un peu plus tôt avait été fondé au Royaume-Uni l’Alan Turing Institute.

Cédric Villani s’est rendu en Chine, où ont été effectués l’an passé 48 % des investissements mondiaux concernant des start-up dans le secteur de l’IA (en 2016, ce pourcentage était encore à 11 %). Cédric Villani a également visité Berlin début mars ; il y a présenté ses conclusions à l’ambassade de France et nous a invités à explorer le domaine de l’IA en coopération avec la France. La réponse du représentant du ministère allemand de l’éducation et de la recherche a été tellement empreinte d’autosatisfaction qu’un invité, dans le public, s’est spontanément écrié : « Mais dans quel monde vivez-vous, au juste ? »

Rappeler que des centres de recherche existent depuis des décennies ne suffit pas : les méthodes de l’IA se sont considérablement développées et l’Allemagne ne place pas aujourd’hui une seule entreprise dans le Top 100 des start-up spécialisées dans l’IA.

Quiconque veut, à moyen terme, s’assurer une position dominante dans le secteur de l’intelligence artificielle devrait avant tout avoir abondamment recours aux méthodes existantes de l’IA en encourageant les start-up, le transfert de technologie et la recherche appliquée au sein des Instituts Fraunhofer ou du DFKI. On a d’autre part besoin d’investissements stratégiques dans la recherche fondamentale. C’est aujourd’hui que l’on invente les procédures d’apprentissage de demain. L’intelligence automatisée n’a pas seulement besoin de données, mais aussi et surtout de cerveaux.

Une compétition internationale fait rage autour des unes comme des autres. Les entreprises concernées recrutent les meilleurs talents dans le domaine de l’apprentissage automatique. Les institutions publiques ont souvent le dessous, ce qui affecte fortement l’Europe dans la mesure où la recherche fondamentale en intelligence artificielle y est essentiellement le fait des universités et des instituts de recherche.

On manque de centres jouant un rôle international de premier plan, et beaucoup de nos doctorants reçoivent des offres d’universités d’élite américaines où travaillent des professeurs qui, venus d’Europe, sont devenus aux Etats-Unis des superstars de l’enseignement supérieur et des chefs d’entreprise à succès. Les scientifiques de la nouvelle génération veulent aller apprendre sur les lieux où les meilleurs mènent leurs recherches, et, à l’ère de Google, n’importe quel étudiant peut très facilement aller vérifier qui a effectué des publications notoires lors de conférences de haut niveau.

Il est dès lors décisif de renforcer les pôles d’excellence en Europe, de garder chez nous les locomotives ou de les faire revenir. Nous devons avoir les offres les plus attrayantes pour les meilleurs étudiants et scientifiques de la nouvelle génération. Nos universités ont longtemps vécu sur leur tradition académique, mais se heurtent à leurs limites financières dans des domaines comme celui de l’apprentissage automatique.

Reconnaissance mondiale

La Max-Planck-Gesellschaft [équivalent du CNRS] a investi précocement dans ce futur et créé en 2011 l’Institut Max-Planck pour les systèmes intelligents. Il est reconnu dans le monde entier et forme de jeunes scientifiques de tout premier plan avec les universités locales, mais aussi avec l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, l’université de Cambridge et d’autres institutions internationales de pointe.

Dans le dernier rapport d’expertise que la commission d’experts Recherche et innovation (EFI) vient de rendre à la chancelière allemande, Angela Merkel, Tübingen et Stuttgart sont présentés comme les leadeurs dans le domaine de l’IA.

C’est un début, mais il faut encore plus. Si la politique avait le courage de se donner de vraies ambitions, nous devrions à présent forger une alliance des sites de pointe en Europe, avec une formation internationale et interdisciplinaire dans le secteur de l’IA, des carrières académiques communes, ainsi qu’un soutien généreux aux start-up. L’Europe devrait intégrer avec confiance ses propres traditions académiques et sociales, et jouer un rôle de leadeur dans l’étude de l’apprentissage automatique et du façonnage de notre avenir.

Par Bernhard Schölkopf, directeur de l'Institut Max Planck pour les systèmes intelligents. Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni.

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